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neurs de Léopold Robert. Nous regardions silencieusement cette scène joyeuse, et je songeais à ce roi d’Homère qui vient, comme-nous, encourager les moissonneurs et voir tomber les gerbes mûres :

Βασιλεὺς δ’ ἐν τοῖσι σιωπῇ
Σϰῆπτρον ἔχων ἐστήϰει ἐπ’ ὄγμου γηθοσύνος ϰῆρ
[1].

L’après-midi se passa dans le jardin, sous l’ombrage, délicieuse retraite pour les journées chaudes. Pas un rayon de soleil ne perçait le feuillage des manguiers et des palmes. Nous fîmes notre salon d’un bosquet de citronniers couverts à la fois de fruits et de fleurs. On nous y apporta un panier plein de fruits : bananes, figues-bananes, oranges douces, oranges acides, citrons doux, oranges-citrons et citrons-oranges, toutes les variétés possibles de ces belles pommes dorées qui pendaient aux arbres, puis des mangos, des goyaves, un fruit jaune et mielleux dont le nom m’échappe, et bien d’autres encore que je n’avais jamais vus. Nous goûtons, nous jouons aux boules en compagnie des moustiques. Ceux-ci montrent à l’hôte de la maison une préférence fort incommode.

Le soir, quand vient la fraîcheur, nous nous promenons dans les pépinières situées au bout du jardin au milieu des champs de cannes, dont les hautes tiges ferment tout horizon. On s’y croirait dans un désert, au milieu de quelque savane immense, perdu sous les hautes herbes comme sous les vagues d’un océan. Puis nous revenons pas à pas cueillant dans les plates-bandes ces belles fleurs des tropiques, qui sont des pierres précieuses parfumées. Enfin, quand la nuit tombe, nous nous reposons en nous balançant sous la galerie, nous regardons le croissant d’argent de la lune, nous écoutons les grillons qui chantent, et nous respirons les brises embaumées qui nous viennent du jardin. De grands chiens de garde rôdent dans l’ombre et font entendre çà et là un aboiement étouffé. Parfois nous causons de choses sérieuses, et j’interroge M.  G… sur les affaires de la plantation. « La terre, me dit-il, a 1, 200 hectares, qui produisent environ 150, 000 piastres (750, 000 francs) ; mais il y a de grosses charges qui amoindrissent le revenu. D’ailleurs le capital engagé dans l’exploitation, tant en machines qu’en hommes et en bêtes, est si considérable que l’intérêt que nous en tirons n’est pas exorbitant. Nous ferions bien mieux, si les impôts étaient moins lourds, et si le gouvernement s’occupait un peu plus des besoins du pays. Vous avez pu voir vous-même que nous n’avons pas une seule route passable pour aller d’ici à La Union.

  1. « Au milieu d’eux, le roi se tenait en silence, avec son sceptre à la main, debout sur les sillons et le cœur plein de joie. »