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agitée. Masques blancs, rouges, jaunes, verts, fausses barbes, faux nez, haillons extravagans et grotesques, blancs déguisés en nègres, nègres déguisés en blancs, hommes en femmes et femmes en hommes, toutes les laideurs bizarres que peut imaginer la fantaisie populaire tourbillonnent sur la grande place à la lueur douteuse des lanternes de papier. Défense est faite aux voitures d’y passer, car le bas peuple y règne sans mélange. Nous entrons au café le plus élégant de la ville, nous n’y trouvons que la populace. Le dernier mendiant des rues, avec un morceau de carton sur la figure et des tresses de paille sur ses vêtemens souillés, gouaille et malmène celui à qui la veille il demandait l’aumône. Telle est l’instinctive égalité des races méridionales au milieu même des humilités de l’aumône, des honneurs de l’excellence et du baisemain d’homme à homme. Il faut de temps en temps serrer familièrement la main qui mendie. Il est convenu qu’en temps de fête il n’y a pas d’injures : les meurtres qui se commettent toujours à la faveur du désordre sont des vengeances publiques ou privées, rarement le résultat d’une querelle passagère. Ce peuple est d’ailleurs assez doux et ne cherche pas noise à qui ne trouble pas ses plaisirs. Au moment le plus débridé du carnaval, quand il semble qu’on ait affaire à une bande d’ivrognes ou de fous échappés, on peut traverser maintes et maintes fois la grande place, s’arrêter dans les groupes, considérer les échoppes, s’asseoir et prendre son chocolat au Café de la reine sans s’attirer un gros mot.

Jour et nuit, les cloches carillonnent ; on les abandonne à cet usage profane. Le bruit est le plaisir suprême pour les naturels de ces latitudes : ils ne connaissent pas de milieu entre un lourd sommeil et un dévergondage extravagant de vie animale. Le mardi surtout, dernière journée de la fête, le tumulte redouble. En dehors des réjouissances populaires de la place publique, il y avait hier soir deux bals masques choisis, où l’on n’était admis qu’avec des invitations nominales, quoique payantes. On m’oblige à prendre un billet, on me décide à y faire honneur. C’était, me disait-on, le cercle le plus raffiné de la société de Matanzas, et j’aurais eu mauvaise grâce à faire le dédaigneux. Le local préparé pour la fête était celui du club le plus aristocratique de la ville, situé sur la place d’armes et pompeusement nommé l’Académie des arts. Une porte grande ouverte donnait vue sur la salle de bal à la foule rassemblée sur la place. Des murs blancs, des couloirs bas sous des tribunes de planches, une espèce de théâtre sur lequel mugissait le plus lamentable orchestre qui ait jamais affligé mes oreilles, — divisé en deux escouades symétriques, l’une de musiciens blancs qui soufflaient dans des instrumens de cuivre, l’autre de musiciens noirs qui raclaient des instrumens à cordes, mais uni dans un piteux