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qu’elle irait ce jour-là à Ruffec, où elle avait affaire, et qu’elle y passerait vingt-quatre heures. — M’accompagnerez-vous ? demanda-t-elle à Lucile.

Au même moment, Maurice jeta à son amie un regard où il y avait une si poignante expression de douleur et de prière, qu’elle n’eut pas le courage de repousser cette muette supplication. Elle répondit que Madeleine était souffrante, et qu’elle préférait rester à la Commanderie. La conversation prit un autre cours ; mais le soir, avant de partir, le jeune homme glissa entre les doigts de Lucile un billet crayonné à la hâte. « Je souffre horriblement depuis une semaine, lui disait-il, j’étouffe et j’ai besoin de vous parler. Après-demain, je serai pour tout le monde à trois lieues d’ici, mais au coucher du soleil je franchirai le mur du parc et j’irai vous attendre au rond-point de la châtaigneraie. Si vous m’aimez un peu, vous y viendrez. »

VI.

La veille de la Saint-Michel, Maurice avait prévenu la mère Jacquet qu’il passerait la journée du lendemain à Charroux. Il partit en effet de bonne heure ; mais, après avoir laissé son cheval à la première auberge du bourg, il revint sur ses pas, fit un long détour dans la campagne et regagna ainsi les bois des Ages, où il passa le reste de l’après-midi. Le ciel était gris, l’air sans chaleur et sans transparence ; tout le paysage était imprégné de tristesse. Dans le tournoiement des feuilles tombantes, dans la plainte des oiseaux, dans les flottantes vapeurs de l’horizon et jusque dans l’attitude des rares fleurettes qui fussent restées épanouies, il y avait une expression désolée. Maurice ne s’en apercevait guère ; toute son attention était absorbée par la contemplation intérieure de l’image de Lucile et par le brûlant souvenir de leur dernier entretien à l’ombre du pressoir. Depuis cette soirée, il semblait que son amour eût changé de nature. Un orage grondait sourdement en lui. S’emparer de Lucile, la ravir au monde entier, l’emporter frémissante sous ses caresses, voilà ce qu’il souhaitait maintenant, voilà les rêves impatiens qui l’agitaient sous la futaie humide des Ages.

Dans le salon de la Commanderie, Mme Désenclos était en proie à des sentimens d’un autre genre, mais tout aussi poignans et anxieux. Elle avait d’abord essayé de tromper les heures en lisant ; mais quelle lecture était possible avec ce tourbillon de rêves, de repentirs et de craintes vagues qui s’agitait dans sa tête ? Par momens, sa pensée l’emportait aux Palatries ; elle songeait aux jours