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eaux jaillissantes, ces meubles précieux, toutes ces belles et bonnes choses qui entouraient Lucile et formaient un cadre si bien approprié à sa beauté, toutes ces satisfactions que Maurice aurait tant aimé à lui prodiguer, elle les devait à un autre. Et sa fille, cet enfant aux yeux grands ouverts, aux lèvres rieuses, à la voix argentine, c’était la fille d’un autre. Dans les moindres détails d’intérieur, Maurice reconnaissait l’influence féconde, l’intervention continuelle de cet autre qu’il n’avait jusqu’alors entrevu que dans un vague lointain. Maintenant la réalité le prenait à la gorge et le secouait rudement pour lui faire sentir que toute sa tendresse, tout son amour, n’étaient que des plantes stériles à côté de la tendresse et de l’amour de M. Désenclos.

Quand les conviés furent au complet, on partit pour Savigné, et la noce défila, musique en tête, par les chemins couverts qui mènent à l’église. Au moment où le cortège longeait le rustique cimetière aux pierres tombales couchées comme des dolmens parmi le fenouil et les touffes d’armoise, une tête se montra au-dessus du mur, une tête aux regards sauvages et aux traits contractés. C’était celle de Jacques Chantepie. Il avait voulu contempler Simonne dans sa robe de mariée ; il l’avait vue s’appuyer souriante sur le bras de Sylvain, et il la regardait s’éloigner, et pour la première fois peut-être depuis bien des années des larmes jaillirent de ses yeux brûlans, des larmes de colère autant que de douleur.

Maurice avait espéré que le tumulte de la noce lui permettrait de voir Lucile et de lui parler plus librement ; mais, depuis le matin, la jeune femme semblait éviter les occasions de se trouver seule avec lui. Dès qu’elle l’apercevait, elle se rapprochait de Simonne ou de M. Désenclos. Elle paraissait soucieuse et préoccupée. Sa témérité ingénue avait fait place à une douloureuse hésitation. Quinze jours auparavant, les plus grandes hardiesses lui avaient paru innocentes ; maintenant la moindre démarche lui semblait criminelle, et elle osait à peine adresser la parole à Maurice. Celui-ci ne pouvait s’expliquer ce changement, et l’apparente froideur de Lucile l’irritait tout en exaltant sa passion. Vers la nuit, il erra longtemps autour de la salle de danse dans l’espoir de rencontrer son amie, et il allait se retirer quand il la vit tout à coup paraître dans le sentier qui conduisait à la maison d’habitation. Lucile marchait rapidement et semblait avoir hâte de rentrer chez elle. En apercevant Maurice, elle fit un mouvement en arrière. — Je puis donc enfin vous parler ! dit le jeune homme à voix basse, pourquoi me fuyez-vous ?

Elle demeura silencieuse, et son air embarrassé et craintif accrut encore l’exaltation de son interlocuteur. Sans attendre sa réponse,