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un accent déchirant où l’on devinait toute la violence de sa passion naïvement égoïste. Ses yeux fauves, ordinairement voilés, s’étaient tout grands ouverts, et leurs regards soupçonneux et pleins de reproches allaient alternativement de Lucile à M. Désenclos. Ce dernier haussa les épaules. — Tu l’aimes, je le sais, mon pauvre garçon, répondit-il ; mais cela ne suffit pas. En ménage, une affection réciproque donne seule le bonheur, et c’est justement ce que ma femme me faisait observer hier à propos de Simonne…

Chantepie se tourna brusquement vers Lucile, et la jeune femme fut obligée de baisser les yeux, tant étaient terribles les éclairs que lançait le regard sombre du garde de la Commanderie. — Ainsi, dit-il lentement en continuant de regarder Lucile, vous croyez, monsieur Désenclos, que pour être heureux il ne suffit point d’aimer sa femme de toutes ses forces, et qu’il faut encore qu’elle vous rende la pareille ?

Lucile pâlit à cette question ; quant à M. Désenclos, il s’anima tout à coup et répondit avec chaleur : — Comment, tu en doutes ! Est-ce que le bonheur est possible autrement ? Une femme qui n’aime pas son mari a beau être bien décidée à faire son devoir, elle souffre en le faisant, et son affection ressemble à une plante dépaysée qui ne pousse qu’en rechignant… Et puis crois-tu que toutes les femmes sachent se résigner ? Il y en a qui se rebutent et qui trompent leur mari. Alors quel enfer qu’un pareil ménage ! La femme ment, le mari soupçonne et découvre enfin la vérité… Dans de telles conditions, le mariage est le pire fléau qui puisse frapper deux créatures. C’est mon avis du moins, et voilà pourquoi je t’engage à oublier Simonne, qui en aime un autre… C’est dur, je le sais ; mais plus tard nous te trouverons une femme qui t’aimera et qui te rendra heureux.

M. Désenclos s’était échauffé en parlant, ses yeux brillaient, ses traits accentués avaient une expression émue qui les rendait vraiment beaux. — Nous te trouverons une bonne femme, comme la mienne, — répéta-t-il en saisissant la main de Lucile et en la baisant rapidement. La jeune femme, tremblante et de plus en plus pâle, avait écouté les paroles de son mari avec une émotion toujours croissante. Elle ne l’avait jamais entendu s’exprimer avec cette animation sur un sujet étranger à la science ; il lui semblait que chaque mot s’adressait directement à elle, et si l’obscurité n’eût été grande à cette heure de la soirée, on eût pu voir des larmes rouler sur ses joues glacées. Chantepie continuait à fixer sur elle ses yeux luisans comme ceux d’un chat sauvage qui guette un oiseau. — Vous avez raison, monsieur Désenclos, dit-il enfin après un silence ; mieux vaut rester seul que d’être berné par une femme, comme des gens