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l’attirait ailleurs, et elle avait songé à la Commanderie. Elle s’était souvenue de la pêche aux écrevisses, elle avait rassemblé tous les incidens de cette soirée si pénible pour elle, et peu à peu elle s’était convaincue que Maurice ne la fuyait qu’afin de visiter plus librement Mme  de Labrousse. Elle avait pendant des journées entières roulé cette idée dans son esprit malade, comme on retourne le fer dans la plaie. À la douleur qu’elle éprouvait, elle sentait combien son affection pour Maurice était devenue puissante. Elle essayait en vain de détacher son cœur de cette tyrannique amitié, elle la voyait croître chaque jour, et chaque jour aussi sa souffrance grandir.

Une rapide rougeur passa sur ses joues quand elle vit entrer Maurice ; mais elle trouva la force de prendre une attitude calme, presque indifférente. Elle fut, pendant tout le dîner, silencieuse et maussade. Quand on passa de la salle à manger au jardin, Maurice, resté seul un moment avec elle, lui demanda rapidement la permission de la reconduire le soir aux Palatries. Elle resta interdite et toute frissonnante, et ne put lui répondre que par un signe de tête. Césarine revint, et Maurice eut à supporter deux heures de banalités. Vers neuf heures enfin, Lucile se leva et pria M. Jousserant de la ramener chez elle. Le domaine de M. Désenclos étant sur le chemin des Ages, la chose parut toute naturelle à Mme  de Labrousse ; elle accompagna les deux jeunes gens jusqu’au seuil du jardin et leur souhaita gaîment le bonsoir.

Lucile n’avait pas pris le bras de Maurice, et ils cheminaient silencieusement côte à côte. Quand ils ne furent plus qu’à une centaine de pas des Palatries : — Vous avez désiré me parler, dit la jeune femme, je vous écoute. — Elle prononça ces mots très vite et avec un accent plein d’âpreté.

Maurice lui conta en peu de mots la conversation qu’il avait eue avec la mère Jacquet et les allusions insidieuses de la meunière. — Voyez, dit-il en finissant, où mon imprudence vous a conduite ! vous voilà forcée de céder aux menaces de cette femme… Pouvez-vous maintenant parvenir à changer les résolutions de M. Désenclos ?

Lucile, après être restée un moment pensive, répondit d’un ton bref qu’elle se chargeait de tout… Rassurez —vous donc, ajouta-t-elle amèrement, aucun ennui ne viendra plus déranger vos plaisirs.

Maurice la regarda d’un air étonné et attristé. Elle avait ralenti le pas, et, le visage tourné vers la haie vive qui bordait le chemin, elle brisait entre ses doigts les extrémités fleuries des troènes. Le jeune homme, navré par la dureté des réponses de Lucile, voulut