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mords. Il n’avait aucune nouvelle de Mme Désenclos et n’osait même pas prononcer son nom ; il craignait de se laisser voir aux environs des Palatries et ne quittait plus les Ages. On touchait à la fin de juin, les prés étaient mûrs, et la fenaison commença. Souvent le soir Maurice voyait de sa fenêtre les chars couverts de foin rouler lentement dans la direction des Palatries. Une fois même il crut distinguer à la suite des faneuses et des faucheurs le chapeau de paille et la robe claire de Mme Désenclos. La charrette était ornée de feuillages enrubannés, et les ouvriers l’escortaient en chantant ; c’était la dernière meule qu’on venait de charger et qu’on ramenait avec solennité ; on célébrait le berlaud, c’est-à-dire la clôture de la fenaison. Maurice écouta les chœurs joyeux, le bruit sourd des roues, les claquemens du fouet des charretiers, et se sentit réconforté et rassuré par la vue de Lucile. Puisqu’elle se mêlait à la fête, c’est que rien de fâcheux ne lui était arrivé. Il sortit le lendemain matin et traversa la prairie des Ages. En passant près d’une haie, il entendit deux jeunes voix et reconnut Simonne et la petite Madeleine. Il courut à l’enfant de Lucile et la prit dans ses bras ; tout en la caressant et en lui souriant, il reposait avec bonheur ses regards sur cette mignonne petite fille qui se cramponnait à son cou, demi-joyeuse et demi-effarouchée : il retrouvait les traits de la mère dans ceux de l’enfant. Il la couvrit de baisers, puis lui rendit la liberté et la regarda jouer dans l’herbe. Il se sentit ému, ses yeux se mouillèrent, et une bonne pensée lui vint au cœur. — Je quitterai le pays, dit-il ; j’aime Lucile et je veux la respecter, afin qu’un jour cette enfant n’ait pas à me maudire… Oui, je partirai. — Il prit de nouveau Madeleine dans ses bras et la baisa au front, puis il rentra aux Ages, bien décidé à s’éloigner.

Le soir même, la mère Jacquet vint le trouver. Elle était soucieuse et parlait avec un accent plus plaintif encore que de coutume. — Ah ! dit-elle, mon pauvre monsieur Maurice, tout va de mal en pis ; Sylvain est dans la désolation… Simonne est sur le point d’épouser ce mauvais gars de Chantepie. — Elle conta alors à Maurice que M. Désenclos avait fait de la morale à Simonne, et avait fini par la décider à reprendre son ancien amoureux. Simonne n’avait dit ni oui ni non, et avait dansé avec Jacques pendant toute la soirée du berlaud.

— Hélas ! hélas ! soupirait la meunière, que va devenir notre Sylvain ? Il est capable de se jeter dans le bief… Une si belle fille, ayant des économies et de bonnes terres du côté de Voulême !…

— C’est fâcheux, dit Maurice ; mais je n’y puis rien…

Alors les lamentations et les larmes recommencèrent. — Ah ! continua la mère Jacquet entre deux sanglots, si vous vouliez… si vous