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leva, prit une houssine, empoigna Jacques au collet et le fustigea sans désemparer. Les coups tombaient drus. L’enfant pâle, les lèvres serrées, les recevait sans pousser même un soupir ; mais ses yeux lançaient des éclairs de rage et de menace. Depuis, chaque fois que Maurice avait rencontré Jacques, il avait surpris ce regard haineux attaché sur lui. Le vieux Chantepie, chassé du moulin, s’était pendu à un arbre du bois, Jacques s’était fait soldat, M. Jousserant était mort… Et ce soir, alors qu’il semblait que le temps et les événemens eussent emporté jusqu’aux derniers vestiges de cette vieille inimitié, ce soir, dans cette même brande, presque à la même place, Jacques était apparu, la menace dans les yeux et l’injure sur les lèvres, — et c’était M. Désenclos qui le protégeait, M. Désenclos, le mari de Lucile des Ponteyes, le chercheur d’herbes entrevu près de la fontaine de l’Hermitage…

Maurice revit alors l’image rieuse de Lucile, quand elle avait dix-huit ans et qu’elle venait en robe rose se promener aux Ages avec son père. Quel beau temps et quelles bonnes causeries !… Ils s’étaient liés très étroitement sans se demander si la sympathie qui les entraînait était de l’amour ou de l’amitié ; ils s’étaient aimés sans arrière-pensée, sans autre but que celui de s’aimer et de se rencontrer le plus souvent possible. Leur innocente passion s’était vite trahie. La vivacité et l’étourderie qui faisaient le fond du caractère de Lucile, le trouble et l’agitation qui possédaient Maurice, avaient rendu visible pour les plus indifférens ce premier et pur épanouissement de l’amour. Les deux familles s’en étaient émues. Si l’humeur inquiète et l’esprit indécis de Maurice plaisaient médiocrement à M. des Ponteyes, la modeste fortune de Lucile n’était pas suffisante pour vaincre les répugnances de M. Jousserant. On avait envoyé Maurice à Paris, et pendant son absence M. des Ponteyes, déjà vieux et malade, avait cherché un mari pour sa fille. M. Désenclos s’était présenté ; il était riche, galant homme et bien posé dans le pays. Lucile avait lutté pendant quelque temps, et de guerre lasse l’avait épousé : c’est le dénoûment ordinaire, la vieille histoire des premières amours étouffées en pleine floraison. — Maurice se complut à ressaisir les moindres détails de ces chères ressouvenances. Cinq années d’agitation et de courses vagabondes avaient passé sur ces enfantillages de la passion, mais jamais l’image souriante de Lucile ne s’était effacée. Dans ses heures les plus dissipées et les plus tourmentées, Maurice l’avait retrouvée au fond de son cœur comme un médaillon aux couleurs toujours fraîches. Ce soir encore, cette charmante apparition de la vingtième année le ranimait et lui faisait oublier la fatigue et le sommeil. Il se coucha tard et dormit peu.