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Celle-ci de son côté, discrète et réservée comme il convient à une amie intelligente et sage, s’efface, s’abstient de paraître et de régenter, se contente d’exercer une bienfaisante influence qui ne se trahit que par la perfection exquise de l’œuvre commune. S’il lui est permis quelquefois d’intervenir plus activement et de se faire la part plus grande, ce n’est que lorsque son allié, affaibli par l’âge et épuisé de travaux, réclame un surcroît de conseils et de secours. Encore enfant, il s’est aisément passé d’elle : aussi bien alors il ne l’eût ni appréciée, ni comprise ; jeune et fort, il n’a produit des œuvres viriles qu’à la condition de la dominer, tout en l’écoutant. Au déclin de sa carrière, il doit encore être lui-même, tant qu’il garde un reste d’énergie ; mais à ce moment sa compagne lui est indispensable, et, s’il s’en sépare, il est perdu.

Dans ce qui vient d’être dit, il ne faudrait pas voir un tableau de pure fantaisie. Ce n’est là que l’histoire abrégée, mais fidèle, les rapports de l’art et de la science aux époques sur lesquelles la postérité est en état de porter un jugement. En cherchant avec soin, quelle était la valeur intellectuelle des artistes grecs[1], on s’assure que cette valeur était grande, et l’on apprend qu’il y avait parmi eux des penseurs, des philosophes, des poètes, des géomètres, des écrivains. Un génie sévère, qui n’admire qu’à bonnes enseignes et qui n’est pas suspect d’indulgence à l’égard des artistes, a marqué fortement la différence que, dans son temps, l’opinion mettait entre les créateurs d’œuvres originales et les simples artisans. « La connaissance et l’intelligence, suivant l’opinion commune, a dit Aristote, sont plutôt le partage de l’art que de l’expérience, et les hommes d’art passent pour être plus sages que les hommes d’expérience, car la sagesse chez tous les hommes est en raison du savoir. Et c’est parce que les uns connaissent la cause et que les autres l’ignorent. En effet, les hommes d’expérience savent bien que telle chose est, mais ils ne savent pas pourquoi elle est ; les hommes d’art au contraire connaissent le pourquoi, la cause. Aussi bien pensons-nous que les chefs des ouvriers, de quelque travail qu’il s’agisse, ont plus de droits à nos respects que les manœuvres, parce que ceux-ci ressemblent à ces êtres inanimés qui agissent, mais sans connaissance de leur action, au feu, par exemple, qui brûle sans le savoir. » Ainsi l’esprit grec jugeait que les grands artistes ou plutôt tous les artistes dignes de porter ce nom possédaient la science de leur art, et même quelque chose de la métaphysique elle-même, et c’est l’auteur de la Métaphysique

  1. Cette recherche vient d’être faite par M. H. Bazin, ancien membre de l’École française d’Athènes, dans son savant livre intitulé De la condition des artistes dans l’antiquité grecque.