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peut-être l’idée de la montrer un jour, si jamais il revenait de ses périlleux voyages, à l’ami qu’elle avait choisi pour confident, il lui fut loisible d’y consigner quotidiennement, sans craindre les objections ou les critiques qui l’eussent découragée, les impressions parfois contradictoires d’un esprit mobile, d’une âme passionnée, d’une volonté souvent ébranlée, quoique définitivement victorieuse.

C’est ainsi que, sans quitter la forme épistolaire, cette correspondance, ramenée au monologue, devint, à vrai dire, un journal, et ce journal un récit suivi, l’histoire d’un attachement singulier, d’une lutte obstinée entre deux natures que reliait sans doute l’une à l’autre quelque mystérieuse sympathie. On verra cette histoire se détacher sur un fond assez sombre, celui que les incidens de la vie de prison pouvaient fournir à l’intéressante matrone[1]. C’est par là qu’elle touche à des questions fort controversées de nos jours, celles que soulève l’examen attentif du régime pénitentiaire chez les différens peuples. Nous en avons assez parlé dans une occasion récente pour n’y point revenir aujourd’hui.


I

Prison de Millbank, 19 décembre 1856.

Vous êtes le seul de mes amis, Henry Gillespie, à qui je veuille confier le secret de ma situation présente. Mes raisons, je vais vous les dire. Avant la mort de mon pauvre père, avant ce désastre si prématuré, si imprévu, qui nous a placées, mes sœurs et moi, dans la pénible nécessité de pourvoir à notre existence et à celle de notre mère, vous êtes de tous ceux qui avaient sollicité ma main le seul à qui j’aie accordé quelques pensées sérieuses, le seul dont la vocation décidée, la ferme volonté, la haute abnégation, m’aient attirée et presque décidée. Je puis même vous le dire aujourd’hui, tentée de revenir sur un premier refus, j’allais vous écrire lorsque la nouvelle de votre départ, arrivée au prieuré trois jours plus tôt qu’on ne l’attendait, est venue ôter à cette démarche ce qu’elle avait de naturel et de simple. Je l’ai ajournée, comptant y réfléchir mûrement, et combien je me suis félicitée de n’avoir pas réalisé mon projet, lorsque le terrible accident qui nous privait à la fois d’un excellent père et de presque toutes nos espérances de fortune a bouleversé nos plans d’avenir ! Si ma lettre vous était arrivée, je devine ce que vous auriez fait ; vous ne m’auriez jamais tenue quitte

  1. Titre que portent dans les prisons de femmes, en Angleterre, les préposées à la surveillance des convicts.