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Alpes est une nécessité pour l’Allemagne. L’Autriche a aujourd’hui à choisir entre une combinaison qui peut la conduire à un rapprochement sérieux avec l’Italie et une politique dont elle est occupée à dévorer les amertumes. Elle est dans une situation d’autant meilleure que rien ne la force ; elle est, si l’on me passe ce terme, en tête-à-tête avec ce génie secret que les peuples et les gouvernemens ont comme les individus ; elle ne l’écoutera pas probablement, parce que ce serait la sagesse, — c’est de tradition, — et elle ne s’en trouvera pas mieux qu’elle ne s’est trouvée d’avoir résisté à la cession de la Vénétie, lorsque, par cette cession faite au moment opportun, elle aurait pu peut-être raffermir sa puissance en Allemagne. Ce qui est certain, c’est que l’Autriche aurait toute sorte de raisons de ne point trop disputer sur cette frontière tyrolienne dont tout fait une convenance sérieuse, si ce n’est une nécessité absolue pour l’Italie.

Le Trentin a cela de propre et de caractéristique que ses populations sont italiennes par la langue, par les mœurs, par les traditions, par les intérêts. Tournez les regards vers l’Orient, vers le Frioul et l’Istrie ; je ne sais s’il en est absolument de même. Je me souviens d’avoir lu dans d’agréables mémoires que Lorenzo da Ponte, l’auteur du poème de Don Juan, le collaborateur de Mozart, arrivant un jour dans ce qu’on appelle le Frioul autrichien, à Goritz, était tombé dans une auberge modèle où il y avait une jeune hôtelière charmante et enjouée vêtue à l’allemande, avec une petite coiffe à tresses d’or sur la tête, une fine chaîne de Venise autour du cou, un justaucorps gracieux, des bas de soie sur une jambe bien faite et des souliers roses. L’aimable hôtelière s’éprit vite du jeune homme, et, buvant, riant avec lui, elle ouvrit un livre qui était un dictionnaire allemand-italien où il y avait de petits morceaux de papier. Sur l’un de ces papiers, elle écrivit : « Ich liebe sie, — je vous aime. » Da Ponte, traduisant à son tour, écrivit : « Und ich liebe sie) — et moi aussi je vous aime. » Autour d’eux circulaient de jeunes servantes presque aussi jolies que leur maîtresse, et l’une d’elles chantait une chanson allemande : « J’aime un homme du pays d’Italie ! » L’aventure eut le dénoûment qu’on suppose, — en allemand ou en italien, je ne sais. Il est à croire que depuis lors les jeunes femmes du Frioul ont assez perfectionné leur éducation pour n’avoir plus besoin de dictionnaire, et qu’elles tiennent couramment en italien les conversations du genre de celle que rapporte Lorenzo da Ponte ; mais ce léger récit de l’ingénieux auteur de Don Juan ne prouve-t-il pas qu’à cette époque, dans ce Frioul de Marie-Thérèse, l’allemand était assez répandu, et que le pays d’Italie était un peu regardé comme étranger à Goritz ? Ce qui