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men, s’il tourne contre vous, devienne tout à coup une méthode criminelle et folle, née de l’orgueil, ennemie de la société et de la morale ? Il m’est permis, il m’est ordonné d’examiner, mais à la condition que je sois de votre avis. Dites-moi tout de suite qu’il faut que je sois de votre avis sans examen, cela est plus simple.

Cette singulière contradiction n’est pas propre aux religions ; elle est très ordinaire en philosophie ; elle se rencontre même, ce qui est très piquant, chez les plus hardis libres penseurs. Ceux-là critiquent tout le monde, mais ils ne veulent pas qu’on les critique. Si l’on n’est pas de leur avis, ils vous dénoncent comme des ennemis de la libre pensée : la vraie liberté consiste à penser comme eux. Ils se placent sur une citadelle inviolable en arborant le drapeau de la belle indépendance. Grâce à cette spécieuse précaution, ils ont résolu le problème que les catholiques eux-mêmes ont eu tant de peine à résoudre : ils sont devenus infaillibles. En philosophie comme en politique, la liberté réclamée n’est souvent qu’un ingénieux moyen de devenir le maître. La liberté de penser, telle que je l’entends, n’est donc ni l’affirmation, ni la négation ; elle n’est ni catholique, ni protestante, ni philosophique, ni croyante, ni incrédule : elle est au-dessus de tout cela, elle est le droit d’examiner et de n’affirmer qu’après examen. À ce titre, elle est le droit de toutes les écoles ; de toutes les opinions, de toutes les sectes, elle est le postulat fondamental de la société.

Rien n’est moins contesté aujourd’hui que la liberté de penser dans les sciences physiques et naturelles et dans les sciences mathématiques. Combattre un calcul où une expérience par un nom, par un texte, par une autorité, n’est plus dans nos mœurs, et l’on ne serait guère accueilli à l’Académie des Sciences en invoquant l’autorité d’Aristote ou de saint Thomas contre une démonstration de Laplace ou d’Ampère ; mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le mouvement de la terre a été condamné au nom d’un texte sacré, et la circulation du sang au nom d’un texte profane. Aristote, le plus libre génie de l’antiquité, s’est trouvé associé par une suite étrange de circonstances à la tyrannie scolastique. Galilée a affranchi pour toujours les sciences physiques et mathématiques. Que l’on nous explique cette liberté de fait conquise par ces sortes de sciences, si l’on admet que la liberté de penser est en soi une chose mauvaise. Pendant longtemps, on a pu interdire à l’homme de sonder les mystères de la nature, comme surpassant son intelligence et sa condition ; mais depuis que l’on a vu l’expérience et le calcul résoudre les questions les plus compliquées et les plus redoutables, cette superstition a disparu, et il a bien fallu reconnaître que l’homme a le droit de chercher à tout pénétrer, et que