Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/44

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour ces vérités au moins il faut écouter la nature plus que la raison. Je n’en disconviens pas ; mais je fais remarquer que pour retrouver ces vérités primitives, mêlées à tant de chimères, de superstitions et de préjugés, il faut une analyse éclairée qui sépare le vrai du faux, et les vérités vraiment naturelles des illusions de l’ignorance et de l’habitude. Par exemple, la croyance à une distinction primitive du bien et du mal est bien une de ces vérités élémentaires au-delà de laquelle il est difficile de remonter ; cependant combien de fausses croyances morales se sont présentées, se présentent encore parmi les hommes avec le même caractère apparent d’une autorité sacrée et d’une irrésistible certitude ! Est-ce volontairement que les enfans nés dans les États-Unis du sud apprenaient dès le plus bas âge que l’esclavage était une institution divine, nécessaire à l’ordre de la société et au bonheur des esclaves eux-mêmes ? Non, sans doute ; cette croyance leur paraissait aussi légitime et aussi nécessaire que la distinction du bien et du mal ; il en a été de même de tous les grands préjugés. Dans chaque société, dans chaque contrée, dans chaque classe, il est des préjugés sucés avec le lait et que nous portons avec nous comme des principes innés. Comment donc distinguer ici l’habitude de la nature, le conventionnel du primitif, si ce n’est par l’examen et la discussion, qui nous apprennent que parmi ces affirmations spontanées il en est de nécessaires et d’indispensables ? La discussion seule peut guérir les maux causés par la discussion.

Je ne veux pas dire non plus que l’homme ne doive jamais obéir qu’à la raison seule, et étouffer en lui, comme des instincts inférieurs, le cœur, l’enthousiasme, la sensibilité. En beaucoup de circonstances, il vaudra mieux écouter le cri du cœur et du sentiment que d’attendre les lumières lentes et douteuses de la démonstration rationnelle. Celui qui demanderait à sa raison s’il doit aimer son père, ses enfans, sa patrie, glacerait par là même les meilleurs et les plus naturels sentimens du cœur humain ; il ne serait plus qu’un automate pensant. Je vais plus loin : non-seulement dans la pratique, mais dans la spéculation même, je fais une large part au sentiment. La spéculation philosophique ne peut résoudre tous les problèmes ; elle laisse bien des vides et bien des fissures que le sentiment remplit. Enfin les sentimens humains sont des faits qui doivent avoir leur raison d’être et leur destination : le philosophe est tenu de les expliquer et par conséquent d’en tenir compte. Celui qui les dédaigne et les supprime comme indignes de lui montre par là même qu’il est bien peu philosophe. Pour tout dire, s’il fallait absolument choisir entre la raison et le cœur, c’est encore le cœur que je choisirais, et je dirais avec l’Écriture : « Là où est votre