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guère qui n’eussent sollicité et tout à tout obtenu l’honneur de posséder au moins un édifice consacré par les talens du « peintre sans rival ? » — Qu’importe après tout ? Les monumens que le temps ou la barbarie humaine a épargnés nous parlent assez haut de cette gloire pour nous dispenser d’en rechercher l’écho dans quelques ruines équivoques ou dans les récits des historiens. Lors même qu’on n’interrogerait que les fresques d’Assise et de Padoue, on devinerait de reste quels privilèges appartiennent à celui qui les a faites et quel rang il mérite d’occuper dans la famille des grands artistes.

Ce qui caractérise principalement l’admirable organisation de Giotto, c’est l’universalité de ses aptitudes ; c’est cette faculté, propre aussi au génie de Dante, de tout sentir, tout comprendre, tout exprimer, depuis la sombre énergie du désespoir jusqu’aux douleurs qui ont des larmes, depuis des emportemens criminels jusqu’à la paix sereine de l’âme, jusqu’à ses plus chastes tendresses. Comme le poète dont quelques paroles ont voué à une immortelle compassion la faute de Françoise de Rimini et les malheurs de Pia de’ Tolomei, comme le chantre de Mathilde et de Béatrice, Giotto n’a besoin que de quelques traits pour recommander la souffrance à notre pitié, la grâce à nos sympathies, la majesté de la vertu à notre vénération. C’est à l’exemple de Dante encore qu’il ose dénoncer sans merci, qu’il dépeint avec une intraitable rigueur les bassesses et les injustices, toutes les perfidies ou les misères humaines. Il fallait la vaillante effronterie d’un moraliste, et d’un moraliste chrétien, pour associer à la figure d’un ange dans une des fresques d’Assise, celle de ce jeune débauché indiquant par un geste cynique quels conseils il entend suivre et de quels plaisirs il est l’esclave ; il fallait ailleurs une inspiration plus hardie encore pour grouper autour du Christ des hommes personnifiant l’impiété et l’insulte dans ce qu’elles ont de plus immonde ou de plus violent, — ou pour représenter dans le Jugement universel, pour exprimer sans en amoindrir l’horreur, les épouvantes du dernier jour, les tortures des coupables déjà livrés au supplice et la rage hideuse des bourreaux. Partout une incroyable souplesse d’imagination et de style, partout le don de s’assimiler les contraires, de scruter avec une égale certitude les passions qui tourmentent ou qui dégradent l’âme humaine et les sentimens qui en sont l’honneur ; partout enfin l’art de traduire en termes aussi simples que décisifs les vérités ou les