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rance ; ils condamnent tous ceux qui ne pensent pas comme eux, les appellent des esprits faux ou pervers, des ennemis de l’ordre social, et si cette intolérance ne va pas jusqu’aux excès des anciens âges, c’est uniquement parce que nos mœurs sont plus douces, ou encore parce que les plus clairvoyans ont été eux-mêmes atteints sans s’en douter par le mal de l’indifférence[1].

Une telle apologie de la liberté de penser serait le meilleur moyen de la rendre odieuse : le dilemme qui nous forcerait à choisir entre la vérité et la liberté serait un cruel déchirement pour les âmes généreuses. Ce qui fait pour moi la dignité de la pensée, c’est que je la crois capable de s’élever jusqu’à quelque chose au-dessus de moi-même, en dehors de moi-même : si elle n’est qu’une impression individuelle, une pure manière de sentir, elle ne m’intéresse pas plus que les sensations de chaud ou de froid, de doux ou d’amer, par lesquelles je passe continuellement, et je ne vois même pas pourquoi je me donnerais alors la peine de penser. Mais nous n’avons pas ici à discuter le scepticisme. Qu’il nous suffise de montrer que la liberté de penser n’est nullement solidaire d’une telle théorie.

Si j’admets qu’il y a quelque vérité en dehors de moi, et que ma pensée est capable d’y atteindre, qu’y a-t-il là qui soit incompatible en quoi que ce soit avec le droit de penser librement ? Un tel droit suppose au contraire implicitement que ma pensée bien conduite est capable d’atteindre à la vérité, et qu’il n’y a qu’à la laisser faire pour qu’elle la rencontre naturellement. Sans doute ma pensée est susceptible d’erreur ; mais l’erreur ne lui est pas essentielle, elle tient à de certaines conditions que l’expérience nous apprend à reconnaître, et l’exercice à éviter. S’il y a une vérité, quel autre moyen peut-on supposer de la découvrir que de la chercher, que d’examiner si c’est bien elle, que de la dégager des nuages qui la couvrent, que d’écarter les illusions de l’imagination, de la passion, de la routine, en un mot que de penser librement ? Nulle contradiction par conséquent chez ceux qui soutiennent d’une part qu’il y a une distinction nécessaire et objective entre le vrai et le faux, et d’autre part que l’homme est libre de penser, d’examiner, et de ne se décider qu’après examen. Ces deux doctrines sont au contraire intimement liées l’une à l’autre.

J’ajoute que dire qu’il y a une vérité absolue, ce n’est pas dire que cette vérité soit en la possession de certains hommes au détriment des autres hommes : il n’y a pas de privilège de ce genre, et c’est ce qui fait que nul n’a droit d’imposer aux autres sa manière

  1. J’emprunte cette argumentation à un illustre écrivain anglais, M. Grote, qui l’a développée très subtilement dans un livre récent et original sur Platon et les disciples de Socrate ; Londres, 1865.