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scepticisme, qui en est le fruit naturel, car si chacun est juge de la vérité, dit-on, rien n’est plus ni vrai, ni faux ; l’un juge d’une manière, l’autre juge d’une autre ; l’un trouve évident ce que l’autre trouve absurde ; tous se réfutent réciproquement. Qui décidera entre eux tous ? Qui servira de mesure et de règle ? C’est ainsi que l’anarchie des opinions a envahi la société, amenant à sa suite l’anarchie civile et politique, la ruine de toutes les grandes traditions, le renversement de toutes les autorités.

Voilà bien des crimes imputés à la liberté de penser, et les discuter tous nous entraînerait trop loin. Contentons-nous d’examiner le principe, laissant à chacun le droit de juger, comme il l’entend, les conséquences. À ceux qui combattent le principe de Descartes, je me contenterai de demander par quel principe ils prétendent le remplacer. Par l’autorité, disent-ils ; mais quelle autorité ? Est-ce l’autorité des maîtres ? lesquels ? Aristote ou Platon ? De l’église ? mais quelle église ? car il y en a plusieurs. De la tradition ? mais il est de fausses traditions. De l’instinct naturel ? du sentiment ? mais il y a de bons et de mauvais sentimens, les uns qui nous guident et nous relèvent, les autres qui nous égarent et nous pervertissent. Serait-ce enfin le consentement universel, ce critérium cent fois réfuté ? Encore faut-il savoir si un tel consentement existe, et l’on ne peut s’en assurer que par l’examen.

Si on a souvent attaqué la liberté de penser comme complice du scepticisme, on l’a quelquefois aussi défendue au nom même du scepticisme. La vérité, dit-on, n’est autre chose que le point de vue selon lequel chacun considère les choses : or le point de vue de l’un n’a pas plus d’autorité que celui de l’autre ; chacun a le même droit de ressentir les choses telles que son organisation les lui présente, et de les concevoir en raison de ses impressions. Il n’y a donc ni vrai ni faux d’une manière absolue ; il n’y a que ce qui paraît vrai ou ce qui paraît faux à chacun de nous. S’il en est ainsi, de quel droit l’un imposerait-il à l’autre sa manière de voir ? de quel droit la majorité elle-même forcerait-elle la minorité à adopter ses propres opinions ? Une majorité n’est encore qu’une réunion de jugemens individuels, dont aucun en particulier n’a le droit de se préférer au mien, et le nombre ici ne fait rien à l’affaire. On va même jusqu’à soutenir que l’hypothèse d’une vérité absolue est radicalement opposée à la liberté de penser, car s’il y a une telle vérité, comment pourrait-il être légitime de penser autre chose que ce qu’elle proclame ? comment l’homme aurait-il le droit de préférer le faux au vrai ? Tous ceux qui croient à une vérité absolue, et qui par conséquent se persuadent qu’ils sont en possession de cette vérité, sont donc fatalement entraînés à une sorte d’intolé-