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pins, ombrageant une pelouse de parc dont la mousse élastique semble disposée pour quelque scène du Décaméron. Derrière cette pelouse débouche la principale rivière de l’île, après avoir longuement promené un cours sinueux au pied des montagnes de l’intérieur. La fantaisie nous prit de la remonter en canot. Nous eûmes bientôt laissé en arrière le village, composé d’une centaine de cases, les champs qui l’entourent, et quelques défrichemens commencés au-delà ; la forêt vierge semblait avoir définitivement repris possession des rives, et depuis plus d’une heure la baleinière glissait sous un sombre dôme de verdure, bruyamment escortée des bandes de singes qui se relayaient suif notre passage, lorsqu’au détour d’un coude un peu brusque nous découvrîmes avec surprise une dernière habitation, commodément assise au centre d’un enclos bien palissade de toutes parts. Là vivait en famille depuis plusieurs années, dans une solitude absolue, un Chinois dont le’ parfait contentement d’esprit nous rappela le bon vieillard que Candide rencontre sur le bord de la Propontide, prenant le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Comme lui, notre sage ignorait le premier mot des affaires publiques, et se contentait de vendre au village les fruits de son jardin ; comme lui, il nous fit offrir par ses enfans, non du kaimak piqué d’écorces de cédrat confit, comme dans Candide, mais des bananes et des ananas ; comme lui enfin, il semblait qu’il eût réussi par le travail à éloigner de sa retraite l’ennui, le vice et le besoin. Singulière race que celle de ces Chinois, que l’on retrouve ici partout et sous toutes les formes, dans les villes comme dans les campagnes, manœuvres, ouvriers, colons, négocians, apportant tantôt l’industrie et la richesse, tantôt le vice ou la débauche, ou même à l’occasion, comme notre vertueux amphitryon de Koh-Tron, un édifiant exemple de philosophie pratique ! Le Chinois est le Protée de l’extrême Orient.

C’est derrière Koh-Tron, dans un vaste bassin fermé par la grande terre et par les îles, que se trouvent deux des ports dont nous avons parlé, Kampot et Cancao, l’un cambodgien, l’autre annamite. Par un hasard fréquent dans l’histoire accidentée de ces pays, nous ignorions à quelle autorité nous aurions affaire en abordant à Kampot. Peu de temps avant notre arrivée, une insurrection avait éclaté de ces côtés. Les insurgés voulaient remplacer sur le trône le roi Narodom, qui avait accepté le protectorat de la France, par un aventurier prenant le titre de prince Pim, et se disant l’unique descendant de la branche aînée de la famille royale du Cambodge ; le roi Narodom n’eût appartenu, selon lui, qu’à la quatrième branche. Dès le début, le gouverneur avait prudemment mis la clef sous la porte, afin de soustraire plus sûrement le représentant du roi