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grande presqu’île, indo-chinoise, c’est-à-dire qu’ici et là le Cambodge est pressé entre les deux voisins dont la tradition séculaire est de s’arrondir à ses dépens. Aussi le seul port qu’il possède, Kampot, figure-t-il en quelque sorte le sommet d’un coin qui serait encastré entre les deux états limitrophes : au nord commence le territoire siamois ; au sud sont les trois provinces annamites d’Angiang, de Chaudoc et d’Hatien, si malencontreusement rétrocédées par nous à la cour de Hué en 1863. Le principal port siamois sur ce littoral est Chantabon ; celui des Annamites, Hatien. Enfin devant la côte, à peu près parallèlement au système de montagnes de l’intérieur, s’étend un rideau d’îles et d’îlots, au large duquel passent les navires qui vont à Bangkok. Rien de plus riant que cet archipel, dont on avait eu l’heureuse idée de nous prescrire l’exploration. Souvent, le soir venu, après le travail de la journée, nous nous arrêtions pour la nuit dans quelque baie verte et bien fermée, où, tandis que le soleil s’abaissait à l’horizon, les canots envoyaient le monde à terre. Ici les matelots tendaient la seine, et la halaient au rivage chargée de poisson, ou bien encore ils s’approvisionnaient abondamment des huîtres savoureuses qui couvrent les rochers du golfe ; là les chasseurs par leur fusillade réveillaient de leur long sommeil des échos peu accoutumés aux bruits de l’homme. Il était rare en effet de rencontrer aucun vestige humain sur ces îles, fréquentées seulement de loin en loin par quelques pêcheurs d’holothuries[1] ou par quelques chasseurs de ces nids hirondelles de mer, qui se vendent jusqu’à 160 francs la livre, et nul sentier n’y facilitait l’accès de la forêt, qui reflétait dans la mer ses épais massifs de verdure au-dessus d’une étroite lisière de plage sablonneuse. Des semaines se succédèrent ainsi sans voir un navire et sans que cet isolement nous pesât, satisfaits que nous étions des charmes primitifs de notre vie océanienne. Seule, la dernière de ces îles était habitée : de beaucoup la plus grande du golfe, nommée par les Siamois Koh-Dud, par les Cambodgiens Koh-Tron, par les Annamites Phu-Kloc, elle appartenait à ces derniers comme formant l’extrémité méridionale de l’archipel. Des deux villages qui s’y étaient créés, un avait été récemment pillé et brûlé par des pirates. Ce qui en restait n’était pas le hameau abandonné du poète anglais ; c’était moins encore, une éclaircie dans le bois, un sentier conduisant à la plage, quelques poteaux indiquant la place des cases, et au centre les murs noircis de la pagode déjà envahis par la végétation. L’heureuse situation de l’autre village l’avait préservé de ce triste sort. Rien n’en paraît au dehors qu’un rideau de

  1. Espèce de zoophytes de la classe des échinodermes.