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penser. Son livre sur la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral mérite encore d’être lu, même après les beaux ouvrages si connus de M. Stuart Mill et de M. Jules Simon. L’auteur, M. Émile Beaussire, fait preuve d’une grande indépendance de pensée unie à une gravité, une placidité, une modestie de ton et d’allures qui lui assureront indubitablement l’estime de ceux dont il contrariera les opinions. Il admet la liberté dans le sens le plus large, et en réclame les applications les plus délicates dans la religion, dans l’enseignement et dans la presse. Tout en se déclarant lui-même partisan des idées spiritualistes, il voudrait que les doctrines contraires jouissent de la plus grande liberté, en quoi nous nous associons entièrement à ses vœux. En nous protégeant trop, on nous affaiblit. Les doctrines qui passent pour plus favorables que d’autres à la conservation de l’ordre social semblent par là même dispensées de donner de bonnes raisons ; elles sont suspectes de privilège, et les esprits indépendans, hardis, curieux, s’en éloignent avec défiance. Rien n’est plus funeste à une cause que d’être déclarée officiellement la bonne cause par l’autorité publique, et je ne doute pas que le progrès des idées critiques et sceptiques que nous voyons depuis quelques années n’ait eu pour motif l’alliance trop étroite que les doctrines appelées saines par ceux qui les défendent avaient contractée avec l’état. Le livre de M. Beaussire, émané d’un professeur de l’état, a donc une grande autorité, lorsqu’il réclame une entière liberté pour toutes les opinions que celui-ci ne protège pas.

Notre intention d’ailleurs n’est pas de suivre M. Beaussire dans toutes les questions pratiques et délicates où il ne craint pas d’entrer, et qui touchent d’ailleurs à bien d’autres sujets[1] ; nous nous contenterons de quelques réflexions que son livre nous a suggérées sur le principe de la liberté de penser et sur les objections qu’elle peut soulever.

Descartes a exprimé d’une manière définitive le principe de la liberté de penser lorsqu’il a déclaré « qu’on ne doit reconnaître pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel, c’est-à-dire ce que l’esprit aperçoit si clairement et si distinctement qu’il est impossible de le révoquer en doute[2]. » On a dit que cette méthode de Descartes, cet appel au libre examen avait répandu dans le monde le

  1. L’ouvrage de M. Beaussire traite non-seulement de la liberté de penser, mais de la famille, de la liberté d’association, de la propriété littéraire, en un mot de toutes les principales questions du droit naturel.
  2. Pour que la maxime de Descartes soit irréprochable, il faut entendre le mot évidence dans le sens large, et comprendre par là l’évidence de l’expérience aussi bien que celle de la raison pure, ce que Descartes n’a pas toujours fait.