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Nous étions encore plongés dans la contemplation de ce ménage auguste, lorsque l’entrée du roi dans la salle d’audience nous fut annoncée par la troisième musique dont on ne pouvait méconnaître l’appel, grâce aux éclats de ses cent soixante tambours. Chacun reprit sa place, et le cortège se mit en marche pour le court trajet qui restait à faire. A tout prendre, notre impression n’avait pas été jusque-là sans mélange, et la pompe asiatique coudoyait à chaque pas un élément grotesque qui lui faisait tort ; les cuirassiers, pour tout dire, étaient trop près des éléphans. L’audience au contraire offrait un coup d’œil que l’on pouvait admirer de tout point, et résumait véritablement dans sa plus haute expression la splendeur traditionnelle de l’extrême Orient. Le trône, très élevé, faisait face à la porte d’entrée, au centre d’une imposante galerie à colonnades d’une ornementation peut-être un peu trop chargée de dorures. Les bas-côtés étaient occupés par les mandarins, non pas prosternés contre terre comme l’eût encore voulu à la rigueur l’ancienne étiquette siamoise, mais assis en ordre sur l’épais tapis qui couvrait le sol. Je n’essaierai pas de peindre l’éclat et la variété de leurs costumes : le consciencieux Galland lui-même a reculé en pareil cas, et il a passé sous silence la description des sept toilettes successives que la fille du visir Schemseddin fait défiler sous les yeux éblouis de Bedreddin Hassan. La passion des bijoux et des riches étoffes est innée chez les Siamois, et c’est à eux que sont le plus souvent destinées ces ceintures et ces armes constellées de pierreries, que nous voyons parfois chez nos bijoutiers parisiens. La collection des boîtes, vases, coupes et crachoirs en or, qui constituent l’arsenal du fumeur et du mangeur de bétel, était méthodiquement disposée à côté de chaque mandarin, quelle que fût sa nationalité, car on voyait réunis là les chefs de toutes les races diverses qui sont représentées à Siam, Chinois, Malais, Pegouans, Cambodgiens, Laotiens, Annamites et Malabars. L’audience fut courte d’ailleurs. Après les harangues d’usage, le roi traduisit, en ânonnant majestueusement, la lettre impériale à sa cour[1], non

  1. La remise de la lettre de Louis XIV par le chevalier de Chaumont fut marquée par un détail curieux, pour lequel nous laissons la parole à l’abbé de Choisy. « Il faut expliquer ici un incident fort important. M. Constance, en réglant toutes choses, avait fort insisté à ne point changer la coutume de tout l’Orient, qui est que les rois ne reçoivent point les lettres de la main des ambassadeurs ; mais son excellence avait été ferme à vouloir rendre celle du roi en mains propres. M. Constance avait proposé de la mettre dans une coupe, au bout d’un bâton d’or, afin que M. l’ambassadeur put l’élever jusqu’au trône du roi ; mais on lui avait dit qu’il fallait ou abaisser le trône ou élever une estrade, afin que son excellence la pût donner au roi de la main à la main. M. Constance avait assuré que cela serait ainsi. Cependant nous entrons dans la salle, et en entrant nous voyons le roi à une fenêtre au moins de six pieds de haut. M. l’ambassadeur me dit tout bas : » Je ne lui saurais donner la lettre qu’au bout du bâton, et je ne le ferai jamais. » J’avoue que j’étais fort embarrassé. Je ne savais quel conseil lui donner. Je songeais à porter le siège de M. l’ambassadeur auprès du trône, afin qu’il pût monter dessus, quand tout à coup, après avoir fait sa harangue, il a pris sa résolution, s’est avancé fièrement vers le trône en tenant la coupe d’or où était la lettre, et a présenté la lettre au roi sans hausser le coude, comme si le roi avait été aussi bas que lui ; M. Constance, qui rampait à terre derrière nous, criait à l’ambassadeur : « Haussez, haussez. » Mais il n’en a rien fait, et le bon roi a été obligé de se baisser à mi-corps hors la fenêtre pour prendre la lettre, et il l’a fait en riant, car voici le fait : il avait dit à M. Constance : « Je t’abandonne le dehors ; fais l’Impossible pour honorer l’ambassadeur de France. J’aurai soin du dedans. » Il n’avait pas voulu abaisser son trône ni faire mettre une estrade, et il avait pris son parti, en cas que l’ambassadeur ne haussât pas la lettre jusqu’à sa fenêtre, de se baisser pour la prendre. Cette posture du roi m’a rafraîchi le sang, et j’aurais de bon cœur embrassé l’ambassadeur pour l’action qu’il venait de faire ; mais non-seulement ce bon roi s’est baissé si bas pour recevoir la lettre du roi : il l’a élevée aussi haut que sa tête qui est le plus grand honneur qu’il pouvait lui rendre. »