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descendaient jusqu’à la cheville ; mais c’était pour l’intérieur du palais qu’avaient été réservées les magnificences exceptionnelles. Là se trouvait l’élite des guerriers siamois, habillés et armés à l’européenne, à cette restriction près que les pierres avaient été retirées des fusils, de crainte d’accident. Là se trouvaient surtout certains cuirassiers dont je ne crois pas qu’aucun de nous perde jamais le souvenir mémorable : coiffés de casques démesurés qui ne leur permettaient de voir qu’en rejetant la tête en arrière, ballottant dans d’énormes cuirasses qui leur venaient jusqu’aux cuisses, piteusement en selle sur de petits chevaux efflanqués, les pieds nus dans les étriers et embarrassés de grandes lattes de carabinier dont ils ne savaient que faire, ils présentaient la fidèle image d’un gamin de nos boulevards affublé de l’armure d’un cent-garde. Par contre les chevaux du roi, tenus en main non loin de là, étaient harnachés avec une richesse dont nos cours d’Occident ignorent ou dédaignent le secret, mors dorés et ornés de pierreries, étriers de même, selles de velours, housses et caparaçons de brocart et de drap d’or. Quarante ou cinquante éléphans de guerre, graves et majestueux, complétaient ce tableau, que nous eûmes tout loisir d’étudier, l’étiquette voulant que nous prissions quelques instans de repos avant d’être introduits dans la salle d’audience.

Nous mîmes ce temps à profit pour rendre nos devoirs aux fameux éléphans blancs, classiques ornemens de la cour de Siam, dont la possession enviée fut si souvent la cause de guerres entre cet état et ses voisins. Le roi avait alors l’insigne fortune d’en posséder deux, mâle et femelle, non pas blancs (ils ne le sont jamais, et ce n’est que par euphémisme qu’on les désigne ainsi), mais d’un ton de brique clair, et présentant le caractère albinos nettement accusé. Des singes, également albinos, leur tenaient compagnie. Couverts de soie et de brocart, un diadème sur la tête, les défenses ornées de nombreuses bagues incrustées de pierres précieuses, les puissans colosses nous attendaient dans leur somptueuse écurie en effleurant dédaigneusement la nourriture que des esclaves leur offraient à genoux, dans des plats d’or et d’argent. Nous ne pouvions nous lasser d’admirer l’air d’importance avec lequel ils semblaient avoir conscience de la dignité de leurs fonctions. Hélas ! lorsque je revins le lendemain matin les visiter incognito, bagues, vases, brocart, serviteurs agenouillés, tout avait disparu ; l’esclave de garde ronflait dans un coin, et les pauvres bêtes expiaient leur grandeur en ruminant philosophiquement le repas de la veille. Que devait penser de cet abandon l’âme du Bouddha futur, amenée dans la série de ses transmigrations à habiter momentanément cette enveloppe révérée ?