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ses mémoires, parce que, malgré les cornettes et les jupes, elles sentaient en moi quelque chose de masculin. » Mais en 1685, âgé de quarante ans, touché de la grâce, et ne s’expatriant qu’avec l’intention bien arrêtée de se faire ordonner prêtre pendant le voyage, il ne se lassait point de répéter qu’il n’est pas de meilleur séminaire qu’un vaisseau. Le but de la mission, but que l’on espérait fermement atteindre, ne tendait à rien moins qu’à la conversion du roi de Siam, et l’enthousiaste abbé s’écriait : « Un roi se faire chrétien ! un million d’âmes suivre son exemple ! voilà peut-être ce que nous allons voir, voilà du moins ce que nous allons tenter. Fut-il jamais un plus beau dessein, et peut-il entrer dans l’esprit de l’homme une idée plus noble, une pensée plus magnifique ? » Il fallait la perspective de ce résultat merveilleux pour faire prendre en patience les interminables lenteurs et la nauséabonde existence matérielle d’un voyage sur mer à cette époque. Aussi, bien que notre abbé ne nous dissimule aucune de ces misères, bien que son livre soit une des plus vivantes peintures de la vie de bord au XVIIe siècle, nous ne voyons pas sa bonne humeur lui faire un instant défaut pendant les sept mois qui séparèrent le départ de l’arrivée. « On se promène sur le gaillard, dit-il, les officiers ordonnent : on demande qu’est-ce que cela veut dire ? On le demande une fois, deux fois, et puis on le sait. Et je dis à mon valet de chambre : Amarrez-moi mon collet. Quant à la conversation, on l’a telle qu’on la veut avoir, et il est bien des petites villes en France où il n’y a pas tant de gens d’esprit que dans notre vaisseau : M. l’élu, M. l’assesseur[1], et même souvent M. le lieutenant-général, ne tiendraient pas contre nous. »

L’abbé de Choisy était l’historiographe officiel et comme le panégyriste de l’ambassade. En cette qualité, il voyait tout en rose, jusqu’à la plaisante idée (l’épithète est de lui) que si l’ambassadeur venait à mourir en arrivant à Siam, il serait appelé à le remplacer. Son récit était donc optimiste au plus haut point ; mais nous avions heureusement pour le contrôler celui du chevalier de Forbin, alors simple lieutenant de vaisseau sur l’Oiseau, et destiné à s’illustrer plus tard comme l’émule et le compagnon de Jean Bart et de Duguày-Trouin. Provençal jusqu’au bout des ongles, quoique d’une tournure d’esprit railleuse et positive, il nous donnait la contre-partie des descriptions admiratives de Choisy, et s’étonnait qu’ayant fait le même voyage et vu les mêmes choses que lui,

  1. Sous l’ancienne monarchie, on donnait le nom d’élu aux magistrats d’abord issus de l’élection, plus tard nommés par le roi, et qui étaient chargés de la répartition des tailles. L’assesseur était le conseil juridique des juges d’épée dans les sénéchaussées, bailliages, etc.