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faiblesse. Un quart d’heure après, mes regrets et mes remords me semblèrent puérils ; puis, comme ma nuit blanche m’avait fatiguée, je m’étendis sur le lit encore tiède que venait de quitter Polly, et j’y dormis tout d’une traite jusqu’à trois heures. Le feu était allumé, le dîner se préparait. Nous convînmes de nos arrangemens provisoires. — Avez-vous du travail ? demandai-je à Susan, non sans balbutier un peu.

— Eh quoi ! me dit-elle, vous avez donné là-dedans ? Il y a beau temps que j’ai planté là l’ouvrage… Nous n’allons guère ensemble, la couture et moi.

— Comment alors gagnez-vous de quoi vivre ?

— Belle question !… N’avais-je pas un métier ? me répondit-elle avec son insouciance accoutumée. Je ne répondis rien, car en vérité je me doutais déjà de ce qu’elle venait de m’apprendre. L’avenir se dessinait devant moi aussi nettement que possible. Je remettais le pied sur les mauvais chemins, et les mauvais chemins mènent tous au même but. Lorsque j’aurais dépensé la petite somme que j’avais sur moi, puis celle que me gardait la caisse d’épargne, il faudrait inévitablement recourir, moi aussi, à mon ancien métier, comme autrefois mentir, ruser, dérober, comme autrefois vivre dans la crainte, et noyer la crainte dans l’ivresse jusqu’au moment où sur mon épaule je sentirais s’abattre la main d’un policeman. Tout cela était écrit devant moi comme sur le livre même de la destinée. Le frisson me prit. — Que ne me parliez-vous plus franchement ? m’écriai-je tout à coup avec l’accent du reproche.

— Avec cela, repartit Susan, que j’avais affaire à une novice ! Ce mot, d’une vérité implacable, me ferma la bouche. Elle a raison, me disais-je, de quel droit afficherais-je ces scrupules après coup ? Pourtant, et malgré leurs vives instances, je refusai de sortir avec mes deux compagnes qui s’étaient attifées et fardées avant même de se mettre à table. — Vous allez vous ennuyer, m’objectait Susan, il faut prendre l’air… D’ailleurs, ajouta-t-elle, la paresse ne convient qu’aux rentiers… A propos, ne m’avez-vous pas dit que vous aviez quelque part un petit magot ?

— J’ai de quoi défrayer ici ma part de dépense, répondis-je un peu blessée… Plus tard nous aviserons…

— C’est cela, Cameron, nous verrons plus tard. Là-dessus elles me laissèrent ; et quand je me vis seule je fermai les yeux… pour mieux penser à vous, miss Weston.

« Le lendemain, le surlendemain encore se passèrent ainsi ; chaque soir, on me pressait de « faire un tour. » Comprenant bien où on voulait me conduire, je refusais ; Susan tantôt se raillait de moi, tantôt se fâchait, tantôt me comblait d’amitiés insidieuses. Immobile et passive, je n’opposais la plupart du temps que le silence à