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Changer le bien pour le mal, des amis sûrs pour des amis perfides, le beau temps pour l’orage, soit ! mais changer cependant, car un invincible besoin m’y pousse.

« Ma lettre était terminée, la bougie s’éteignait, l’aube allait naître. Je me hâtai de passer ma robe des dimanches sur mon vêtement quotidien. Je mis mon chapeau, mon châle, et ces apprêts terminés j’eus la malheureuse idée de jeter un coup d’œil sur mon miroir. J’étais si pâle et si défaite que vous auriez eu pitié de moi. Je m’agenouillai pour prier, mais au premier mot je m’arrêtai court. Il me sembla qu’une prière à pareil moment devait me porter malheur. L’instant d’après, je descendis sur la pointe des pieds. Sans que je puisse m’expliquer pourquoi, je voulus, une fois en bas, allumer le feu, mettre l’eau à chauffer, et je lis tout cela, — par habitude très probablement, — sans quitter mon chapeau et mon châle. De même dans le salon, où j’entrai pour déposer ma lettre à mistress Evans sur le guéridon qui lui servait le plus habituellement, je rangeai quelques meubles éparpillés depuis la veille au soir. Enfin je gagnai la porte de la rue, que j’ouvris sans bruit. Je franchis rapidement le perron, et, toute frémissante, je levai les yeux vers la croisée de la chambre à coucher où mes maîtres dormaient encore, m’attendant à voir derrière la vitre leurs visages irrités… Dès mes premiers pas sur la chaussée, j’aperçus, causant familièrement avec un agent de police, un des fournisseurs de la maison, le milkman matinal qui pouvait et devait me reconnaître, si de son côté il me voyait. Je détournai rapidement la tête et me dérobai le plus vite possible. Une voleuse n’aurait pas eu d’autres allures. Presque aussitôt mes battemens de cœur me prirent. Je me sentis sur le point de me trouver mal. Une horloge sonna six heures, j’en comptai sept par erreur, et, toute surprise qu’il fût si tard, je me réfugiai dans une public house qui venait de s’ouvrir. Un verre de whiskey me remit, et, dissimulant sous les plis de mon châle mes mains noircies par le charbon, je poursuivis ma route dans la direction de Leicester-square. Les rues du West-End ne m’étaient nullement familières ; je ne les avais guère hantées, du temps de Black-Barney, que le soir en allant aux théâtres. Il me fallut donc recourir à un policeman pour qu’il m’indiquât celle où Susan Marsh m’avait donné rendez-vous. Cet homme, avant de me répondre, jeta sur moi un regard surpris, et, comme ses explications me semblaient confuses, il héla un gamin, qui me servit de guide à travers un dédale de venelles étroites et noires. — C’est là, me dit-il enfin devant une maison délabrée dont l’aspect repoussant me remit en mémoire les closes de Glasgow. — La porte n’étant pas ouverte, je me hâtai d’y frapper. Je ne voulais plus réfléchir, sans cela je ne serais jamais entrée. Une femme vint m’ouvrir dans tout le désordre