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causâmes longtemps, si longtemps que j’avais peur de rentrer, craignant les reproches. Elle se moquait de mes anxiétés. — Comme je m’échapperais à votre place ! finit-elle par me dire. — Ainsi fe-rai-je peut-être… A peine ces mots me furent-ils échappés qu’elle insista de nouveau pour m’avoir avec elle : — J’aurais du travail à foison, je gagnerais ce que je voudrais. — Tout cela m’arracha une sorte de demi-promesse.

« Quand je rentrai, j’appris que vous étiez venue me demander pendant ma trop longue absence. Ceci me causa un vif remords. Mistress Evans me gronda sévèrement. Le remords s’effaça et fit place à une colère sourde. Je remontai chez moi, je m’assis au bord de mon lit. La tête dans mes mains, je me mis à délibérer. Délibérer, à quoi bon ? Mon parti était déjà pris. Je ne me dissimulais certes pas qu’on ne voudrait jamais attribuer ma fuite à des motifs avouables, et je ne me flattais pas davantage qu’on m’épargnât le blâme. Personne ne croirait que j’eusse voulu simplement changer de séjour et de travail… Je m’affirmais cependant à moi-même, avec une obstination désespérée, que je n’avais aucun autre motif de fuite. Et pour avoir le droit de me reprocher une pareille résolution, personne ne s’intéressait assez vivement à moi. Je récapitulais tout ce que j’avais de griefs, valables ou non, contre le monde en général, et contre chacun en particulier. En quoi pouvait m’importer la bonne opinion des gens qui refuseraient de me croire ? Même ma maîtresse, même miss Weston, si elles me jugent si mal, si elles me condamnent d’avance, pourquoi m’inquiéter d’elles ? Et si leurs prévisions se réalisent, si je me perds, après tout qui s’en préoccupera, qui s’en étonnera ? Une pauvre créature ignorante et fragile comme je suis n’accomplit-elle pas sa destinée en se laissant accabler par un sort contraire ? Restait une question à vider. M’en irais-je au grand jour, tête levée, en donnant à mistress Evans l’avertissement requis ? Alors, pendant tout un mois, il me faudrait subir le triste reproche de ses regards austères, et cette pensée me glaçait. Et vous d’ailleurs, vous, miss Weston, n’accourriez-vous pas pour me retenir au bord de l’abîme où je courais tête baissée ? Que répondrais-je à vos objections ? Comment résister à vos instances ? Par quel raisonnement vous faire accepter ma résolution d’aller vivre auprès de cette Susan que vous connaissez aussi bien que moi ? Donc il fallait d’abord se mettre hors de portée, puis s’expliquer par écrit. Je voulais écrire deux lettres, une pour mistress Evans, une pour vous. La première me coûta tant de travail et je la recommençai si souvent que je dus renoncer à la seconde. D’ailleurs je ne savais que vous dire. Avec vous, je ne sais pas mentir. Vous m’auriez demandé : — A quoi songez-vous, malheureuse ? — Je n’aurais eu que ceci à vous répondre : — Je songe à changer.