Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soulage et me fait du bien. Il m’empêche de penser… Dès que je m’arrête, la réflexion me vient, et je ne sais plus où j’en suis.

— Portez votre pensée sur des sujets qui vous égaient et non sur ceux qui vous troublent.

— J’essaie, mais les autres idées reviennent toujours.

— Lesquelles, par exemple ?

— Eh bien ! je me demande si peu à peu vous ne cesserez pas de vous intéresser à moi… Je songe aux indignités de ma vie,… à ce que je deviendrais si la force me manquait jamais.

— Avez-vous donc quelque sujet de le craindre ?… Vous sentiriez-vous menacée dans votre santé ?

— Il y a là quelque chose, m’a-t-elle répondu en posant sa main sur son cœur,… des battemens que je ne puis réprimer… Et si je tombais malade, après l’hôpital que me resterait-il ?… la work-house

— Priez Dieu, Cameron, et il ne vous abandonnera pas.

— Oh ! je prie, je prie de toute ma force, mais sans que cela paraisse me faire grand bien, disait-elle avec découragement.

J’ai fini cependant par la remonter un peu, grâce aux enfans qui sont survenus, et dont le gai babil fait seul arriver quelques pâles sourires aux lèvres de Jane. Elle se loue de sa maîtresse qu’elle aime humblement, de ses camarades avec lesquels elle est en bons termes, bien qu’ils aient, prétend-elle, des façons à eux, et que leur langage soit parfois lettre close pour la pauvre Écossaise ; pourtant elle est triste, et bien évidemment elle s’ennuie. Cette existence close et paisible ne réalise aucun de ses rêves de liberté. — C’est étonnant, me disait-elle, combien cela ressemble aux prisons.

Mistress Evans lui a proposé deux ou trois fois « un jour de sortie, » qui, dans nos usages domestiques, constitue une sorte de droit. Jane a toujours refusé. Elle n’a pris çà et là qu’une heure ou deux de congé pour aller retirer son petit pécule des mains de la Discharged prisoners aid Society, et le déposer dans une banque d’épargne où elle porte régulièrement ses économies de chaque mois.

La famille Evans, paraît-il, doit prochainement passer en Amérique. J’ai sondé Cameron sur ce qu’elle comptait faire, si on lui proposait de l’emmener. — J’aimerais assez m’en aller, m’a-t-elle répondu, pourvu que cela ne m’expose pas à certaines rencontres. Je me sentirais d’ailleurs plus en sûreté dans un pays étranger… Mais je ne vous verrais plus ; vous seriez morte pour moi. — Votre santé se trouverait peut-être bien d’un changement de climat. — Peut-être, et si vous saviez combien elle m’inquiète !… Oh ! miss Weston, pour être certaine que la force ne me manquera pas d’ici à dix ans, je ferais marché de tout le temps qui me reste à vivre.