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vit un jour incapable de terminer sa portion d’ouvrage ; la règle commune lui fut appliquée, elle ne mangea point ce jour-là. Le lendemain, plus faible encore, ses mains tremblantes se refusèrent à tirer l’aiguille ; on lui refusa de même toute nourriture. Le troisième jour, elle succomba. Selon le témoignage fourni aux jurés par celle de ses sœurs qui assistait à son agonie, ses dernières paroles avaient été une invocation naïve au Seigneur Jésus. Donne-moi, lui disait-elle, donne-moi la force de travailler la semaine qui vient !… Ce dernier détail souleva, d’abord dans l’auditoire de la cour d’assises, puis, grâce aux journaux, dans le pays tout entier, une pitié profonde, une horreur au moins aussi marquée. Quel n’a donc pas été mon étonnement en débutant à Brixton, quand on m’a cité les « abominables Garnett » comme des prisonnières modèles ! Elles y sont arrivées dans un tel état de maigreur et d’épuisement, qu’elles faisaient peine à voir. La matrone chargée de les conduire chacune dans un ward différent ne surprit ni chez l’une ni chez l’autre le moindre semblant d’émotion. Leur flegme impassible et taciturne ne laissait entrevoir qu’une sorte d’étonnement causé par cette vie nouvelle dont elles n’avaient aucune idée. Elles semblaient particulièrement surprises d’avoir tant à manger, et se soumettaient d’ailleurs à la règle avec une docilité presque reconnaissante. Toutes deux, quand la force leur revint, se mirent à travailler du même zèle, mais sans jamais s’enquérir l’une de l’autre. Stupéfaite de tant d’indifférence, je demandais un jour à la mère si elle ne serait pas bien aise de savoir ce que devenait sa fille. — Oh ! me répondit-elle, je la connais ; elle n’est pas remuante et ne doit pas vous donner de tracas. J’adressai la même question à la jeune Garnett. Elle quitta des yeux le chanvre qu’elle tenait, et me regardant tout étonnée : — J’espère, dit-elle, que ma mère ne se tourmente pas trop… Jamais, que je sache, elles n’ont mérité la moindre punition, pas même une réprimande, mais jamais non plus elles n’ont reparlé l’une de l’autre. La faim, chez elles, a tué l’âme. On ne peut certes leur en vouloir ; mais comment s’y prendre pour leur vouer un autre sentiment que la commisération due à leurs malheurs ?…

Hélas ! au moment où je traçais ce parallèle, la maudite tête de Cameron lui faisait quitter le bon chemin encore une fois. On m’apprend qu’elle est renvoyée de Brixton pour « insolence envers ses supérieures, » et, comme les sentences de cet ordre s’exécutent sans aucun retard, elle partira, si elle n’est déjà partie, pour Millbank, sans que j’aie pu lui parler, la consoler, l’exhorter… A quoi bon du reste ? N’est-elle pas incorrigible bien décidément ? Peu importe ; je ferai en sorte de savoir ce qu’elle devient…