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VI

Brixton, août 1860.

Me voici à Brixton, et vous n’aurez pas de peine à vous expliquer ce qui m’a poussée à faire quelques démarches pour y entrer. Jane avait exprimé très hautement son regret de me laisser à Millbank. Après quelques mois de séjour dans sa nouvelle prison, et bien qu’elle apprécie les « douceurs » relatives qu’on y ménage aux convicts dont la bonne conduite en a forcé les portes, — le thé quotidien par exemple et les récréations plus longues dans l’airing-ground, l’association, qui est ici de règle[1], enfin les chances de la promotion à l’insigne n° 1, qui entraîne une notable augmentation de salaire, — elle menaçait d’un éclat qui l’eût fait rentrer à Millbank, c’est-à-dire auprès de moi. — Peut-être aussi pensait-elle à Susan Marsh, son ex-pal, dont elle est toujours férue malgré ses griefs contre cette infidèle. J’ai dû parer le coup de mon mieux. Personne n’est et ne doit être dans les confidences des motifs qui m’ont fait agir. Cameron elle-même ne s’en doute aucunement ; elle n’en est pas moins très heureuse du hasard qui nous rapproche ainsi. On l’a expédiée ici comme prisonnière de troisième catégorie (ou, selon le langage officiel, du numéro trois). C’est par une série d’efforts et après un certain nombre de bonnes notes qu’elle sera promue au numéro deux et passera dans l’aile orientale, puis au numéro un, si Dieu lui prête vie et constance. En attendant, je l’ai demandée pour femme de chambre, ce qui est réputé, — vous l’ai-je dit ? — une faveur de premier ordre. La matrone en chef hésitait, Jane n’ayant pas toutes les perfections requises pour un si noble emploi ; finalement, à force d’y revenir sous main et sans bruit, j’ai emporté la question. Le troisième ou quatrième jour de son entrée en fonction, la nouvelle soubrette m’a régalée. d’une véritable algarade. Revenue à l’improviste dans mon logis, je l’ai trouvée le coude sur la cheminée, dirigeant un regard sombre vers quelques pièces de monnaie (parmi lesquelles brillait un sovereign) que j’avais oubliées là au moment de descendre. — C’est donc une épreuve ? me dit Jane en me voyant entrer… Au premier abord, je ne compris rien à cette question. — Oui, reprit-elle, vous avez laissé là cet argent pour voir si je résisterais à la tentation… Eh bien ! je vous assure que c’était peine perdue… — Comme vous

  1. Pendant le jour, non pendant la nuit, où chaque condamnée est réintégrée dans sa cellule. A Millbank, — un peu faute d’espace, — on place trois convicts dans la même cellule, où elles passent le jour et la nuit. Les prisonnières préfèrent de beaucoup cette dernière combinaison.