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Au surplus, après cette première émotion, toute d’instinct, Jane fut aussi surprise que sa mère. « Je ne savais pas au juste pourquoi j’avais tant larmoyé, me disait-elle en toute franchise, et la nuit d’après, quand je me remémorai la surprise consternée de ma mère, je me redressai sur mon séant avec un éclat de rire subit qui réveilla ma compagne. Elle crut un moment que j’étais devenue folle… C’est égal, ajouta Jane, nous nous sommes quittées bonnes amies, et j’avoue que cela me soulage, car depuis lors je n’ai plus entendu parler ni de maman ni de son homme. »

Je voudrais, — et je m’y efforce de mon mieux, — vous faire comprendre cette nature à part, toute d’impressions et de contrastes ; y réussirai-je, Henry Gillespie ? Franchement le doute à cet égard m’est permis. Tous, et bien d’autres comme vous, n’admettez pas que, si profondément viciée, l’âme humaine puisse, dans une mesure quelconque, se relever de sa déchéance. Je ne sais même si vous n’écartez pas cette idée comme antipathique aux notions d’une saine morale, et je suis d’autant mieux portée à le croire que j’ai partagé ces idées absolues. Plus tard, il est vrai, j’en ai bien rappelé, peut-être un peu trop. Il me semble que, par degrés à peine sensibles, la prosaïque expérience de chaque jour restreignant ce que l’essor de l’imagination peut avoir d’exagéré, je rentre dans une appréciation plus vraie de ce que la nature permet et de ce qu’elle exclut. Pour Jane, par exemple, j’ai cessé de croire à une métamorphose absolue. Je ne me flatte plus d’en faire une chrétienne dans la plus noble acception du terme : elle est descendue trop bas pour remonter si haut ; mais, en m’aidant de tous les bons germes qu’elle croit définitivement étouffés et qui me semblent aptes à revivre, je puis espérer qu’elle deviendra, grâce à mes efforts, si Dieu les bénit, une brave femme comme tant d’autres. De ce but, si modeste qu’il soit, je me sais encore très loin ; mais les premiers pas sont faits, du moins je veux le croire. Perdre cette illusion serait perdre courage, aussi regretterais-je qu’on me détrompât. Pour le présent, voici où nous en sommes.

Miss Baly, que j’essayais d’éclairer sur le compte de Jane, et qui malgré tout n’a jamais pu se rendre raison des boutades, des inégalités, des caprices de cette femme-enfant, miss Baly a fini par me la céder. Profitant de l’attachement bizarre que Jane m’a voué, l’augmentant encore par quelques menues indulgences au courant desquelles personne n’a été mis, j’ai acquis sur elle une certaine autorité. Bien certainement elle est meilleure. Je l’ai rendue à une sorte de calme. En lui confiant, soit à la chapelle, soit dans les cuisines, des travaux pénibles, j’ai atténué l’exubérance d’énergie qui la tourmente et l’exalte. La fatigue du corps est une soupape