Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
256
REVUE DES DEUX MONDES.

que le célèbre chœur d’Œdipe à Colone. Sophocle a vu naître la grande époque péricléenne, et il a grandi avec elle. Citoyen dévoué, chargé de missions diplomatiques ou militaires, il a été selon le cœur de Périclès. Son patriotisme local se trahit jusque dans le choix de ses héros : il choisit de préférence ceux qui ont été les amis d’Athènes ; les autres, il les néglige ou les maltraite. De même, s’il admet l’antique tradition, c’est à la condition de montrer la conscience de l’homme réagissant contre la fatalité ou contre l’exclusive domination des dieux. La passion luttant avec l’intelligence, l’une et l’autre en un libre essor, voilà un de ses fréquens moyens pour exciter l’émotion dramatique. Dans cette lutte digne de toutes nos sympathies, et qui est après tout notre histoire psychologique et morale, il sait garder un équilibre qui sauvegarde noblement la dignité humaine, et c’est de là que vient l’incomparable sérénité de son théâtre : le seul Phidias s’est inspiré d’un pareil idéal ; l’œuvre du poète et celle de l’artiste ont reproduit une égale beauté. Sophocle, en un mot, est le sincère témoin du plus beau moment dans le grand siècle de la Grèce. — L’art d’Euripide, plein de charmes encore, offre des ombres savantes qui décèlent une troisième phase de la période péricléenne. Relisez une de ses pages les plus célèbres, l’invocation à Diane au commencement de l’Hippolyte : « Salut, ô Diane ! la plus belle des vierges qui habitent l’Olympe. O ma souveraine ! je t’offre cette couronne tressée par mes mains dans une fraîche prairie que jamais le pied des troupeaux ni le tranchant du fer n’ont osé violer, et où l’abeille seule voltige au printemps. La pudeur l’arrose d’une eau pure pour ceux qui ne doivent rien à l’étude, et à qui la nature inspire la sagesse ; ceux-là seuls ont droit d’en cueillir les fleurs, interdites aux méchans… » Voilà encore, il est vrai, une grande fraîcheur de poésie ; cependant pourquoi médire de l’étude, si l’on n’en connaissait déjà les subtils dangers ? Euripide accepte encore les traditions légendaires, mais surtout pour ce qu’elles offrent de séduisant à son imagination, et comme des cadres où les complications dramatiques puissent trouver place. Il a d’ailleurs peu d’illusions et reproche sans façon aux dieux de l’antique Olympe leurs nombreux méfaits sur la terre. Ses personnages reflètent les idées et les caractères de son temps, et reproduisent, en leur langage souvent sentencieux, un fidèle écho du progrès philosophique et social.

Ainsi tous trois, Eschyle, Sophocle, Euripide, par cela même qu’ils ont été de grands poètes, ont eu en commun avec leur siècle de principaux traits que leur physionomie, mieux étudiée et comprise, montre en une éclatante lumière. C’est le mérite du livre de M. Patin d’avoir, avec un esprit libre et désintéressé, par une critique à la fois délicate et pénétrante, restitué sans fracas toute une belle page d’histoire littéraire et morale.

A. Geffroy.

F. Buloz.