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REVUE. — CHRONIQUE.

rappelé ici même en des pages excellentes, — restait absolument incompris. Il a fallu attendre le grand renouvellement de la critique littéraire, un des honneurs de notre propre temps. C’est de cette œuvre féconde que le livre de M. Patin est un durable et vivant souvenir. Quels aspects nouveaux le théâtre des anciens Grecs devait-il offrir à la critique agrandie ? Quelles beautés jusqu’alors inaperçues la mâle antiquité livrerait-elle à un sentiment d’admiration devenu à la fois plus exigeant et plus compréhensif ? À toutes ces questions, le livre de M. Patin donne la réponse, en offrant réunies d’une main à la fois délicate et sûre toutes les applications du nouveau goût littéraire à des œuvres d’un ordre supérieur qui jusqu’alors, en certaines parties du moins, avaient été à peine dignement appréciées. Par là, ce livre a versé dans l’éducation de notre temps de justes et fines notions sur la plus belle époque de l’antiquité grecque, et il a fait circuler parmi nous de saines idées littéraires, qui ont fait leur chemin et semblent aujourd’hui être devenues le domaine et la possession de tous. Dans sa nouvelle édition, l’auteur a suivi, par une série de notes curieuses, le progrès, chaque jour croissant, de l’imitation des tragiques grecs par nos poètes contemporains ; M. Patin n’a voulu par là que rendre un nouvel hommage aux brillans génies qu’il avait étudiés, mais il se trouve que cette faveur incessante tourne à la récompense et à l’éloge de l’homme de goût qui, un des premiers, a contribué à la susciter.

En faisant si bien œuvre de critique, l’auteur a fait œuvre d’historien. Eschyle, Sophocle, Euripide, ne nous apparaissent plus dans ses pages comme des génies isolés ; ils font partie de tout un grand siècle dont ils nous offrent les différens aspects. Il y a encore du prêtre dans le vieil Eschyle. Né à Eleusis, d’une ancienne famille en possession de fonctions religieuses, il a été élevé dans le temple ; il a sans cesse présente à la pensée l’inexorable puissance des dieux qui s’appesantit fatalement sur l’homme. Comment l’âme humaine sortirait-elle victorieuse de cette lutte inégale ? Son Oreste, obsédé, n’a de refuge que dans le délire. Toutefois, si c’était là l’unique inspiration du poète, il n’aurait pas franchi sans doute la limite qui sépare la poésie lyrique et le théâtre : il y a dans Eschyle, outre le prêtre, le patriote ; il a combattu, ainsi que ses deux frères, dans la guerre médique. Son patriotisme n’est pas purement athénien, il est hellénique. Autant de traits qui nous révèlent une première et grande époque, non encore affranchie d’une antique influence sacerdotale, mais qui a vu cependant l’héroïque combat de la Grèce entière contre la barbarie de l’Orient. — Sophocle, de trente ans plus jeune, est fils d’un armurier que la guerre médique a enrichi ; il est né dans le bourg de Colone, au milieu de l’Attique, à l’ombre des oliviers sacrés. Du haut de ses collines, il a vu se développer la ville démocratique du Pirée. À l’âge de quinze ans, sa fortune et sa beauté l’ont fait choisir pour conduire la danse sacrée en l’honneur de la victoire tout athénienne de Salamine. Aussi son patriotisme sera-t-il purement athénien. Nul plus bel hommage au climat et au sol de l’Attique