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traité particulier dont l’unique intérêt pour elle était de le détacher de nous. Frédéric se sépara brusquement de notre alliance : une fois sa paix signée, il en prévint, « par bienséance, » comme il dit, le cardinal de Fleury. On peut juger par la réponse du cardinal de l’embarras où la défection de Frédéric jeta la France et du chagrin qu’en ressentit le vieux ministre. Fleury parle « de la vive impression de douleur que la lettre du roi a faite sur lui, » il appelle la paix de Breslau « le triste événement qui renverse tous nos projets en Allemagne, » il ne craint pas d’exprimer « l’accablement où il se trouve. » Ses larmoiemens allaient à bonne adresse ! Frédéric, assuré de sa conquête par notre alliance qu’il venait de trahir, n’a point laissé ignorer à la postérité le dédain que lui inspirait notre ancien régime en décrépitude. Il raillait M. de Broglie, qui avait avec lui douze ducs et pairs, et que le cardinal laissait en Bohême à la tête de dix mille hommes. « Ce siècle, écrivait-il, était stérile en grands hommes pour la France ; celui de Louis XIV en produisait en foule. Sous Mazarin, c’étaient des héros ; sous Fleury, c’étaient des courtisans sybarites. » Nos diplomates et nos soldats, ayant de la sorte travaillé pour le roi de Prusse, tirèrent de leur déconvenue un gai proverbe dont ils nous ont laissé l’héritage. Pourquoi en effet se lamenter outre mesure ? La France de la révolution a fait des héros aussi bien que la France de la fronde. S’il nous faut des grands hommes, la recette de Frédéric est encore bonne : nous en produirons toujours, quand nous aurons la volonté de n’être ni des courtisans, ni des sybarites.

Il est une circonstance qui rend surtout désirable la cessation des polémiques confuses soulevées par les derniers événemens. Ces controverses, d’un caractère rétrospectif, par leur stérile durée, ne détourneraient pas seulement les opinions libérales de l’examen pratique des mesures que l’état renouvelé de l’Europe prescrit à la France, elles entretiendraient et envenimeraient entre ces opinions des dissentimens malheureux. Telle fraction de l’opinion libérale s’est trompée dans ses prévisions sur le résultat des combinaisons politiques qui s’agitaient il y a six mois ; elle avait surtout en vue l’affranchissement final de l’Italie ; elle ne pressentait point un triomphe aussi rapide et aussi décisif que celui de la Prusse ; elle n’avait pas l’idée de la puissance militaire réelle de la monarchie prussienne et de l’accroissement menaçant que l’union de l’Allemagne du nord devait donner à cette puissance ; dans l’ardeur de ses vœux, cette fraction de l’opinion libérale espérait obtenir de la politique engagée non-seulement un nouveau succès pour les émancipations nationales, mais un agrandissement raisonnable de la France. Les organes de cette opinion dans la presse ont commis la faute de méconnaître l’intérêt qu’aurait eu la France à élucider par une ample et préalable discussion parlementaire les chances de l’entreprise où on se jetait les yeux bandés : ils ont eu le tort de calomnier avec une injuste violence les libéraux plus avisés qui se défiaient des