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point encore appris ce raffinement de méchanceté ; leur race est la plus résistante, la plus obstinée à vivre de tout le règne animal. Sous les coups de fouet, sous les coups de bâton, vous les verrez s’attacher à la vie avec une persévérance héroïque et touchante. On peut détruire le corps du noir à force de mauvais traitemens, mais on ne peut épuiser sa force morale, ni lasser son amour de l’existence misérable qu’on lui a faite. Cette merveilleuse vitalité de la race explique seule comment elle a pu vivre et s’augmenter même au milieu des maux de l’esclavage. Il n’en est pas de même des Asiatiques : chez eux, le ressort est plus fin, plus fragile, plus vite brisé ; leur esprit méditatif et solitaire se représente les maux de leur condition jusqu’à ce qu’elle leur devienne intolérable. Leur ressource alors n’est pas la révolte et le massacre comme chez les nègres de Saint-Domingue : la force d’ailleurs et le nombre leur manquent pour un tel remède ; c’est le suicide, moyen des faibles et des impuissans, suprême protestation des opprimés. L’exemple en est devenu si contagieux que l’importation des travailleurs chinois a failli être abandonnée, et que le gouvernement, menacé dans son revenu, a dû s’en alarmer. La mort est le dernier droit, la dernière liberté dont on ne puisse priver un homme. Tous les despotismes, depuis la Rome impériale jusqu’au gouvernement espagnol, sont impuissans contre l’homme prêt à s’ouvrir les veines ; en revendiquant ainsi leur indépendance, ces nouveaux stoïciens, qui pourtant n’ont pas lu Sénèque, ont forcé leurs tyrans d’adoucir un peu la condition de leurs frères. On a réduit leur travail, amélioré leur nourriture, établi quelque distinction entre eux et les esclaves noirs ; on ne sait si les maîtres ont fait cela par intérêt ou par humanité. Dans les villes, les coulies sont encore employés pour la plupart aux plus grossiers services, et dans les auberges où je les ai vus ils sont humblement soumis aux domestiques blancs. Cependant, comme ils ont de l’intelligence et de l’activité, on les voit quelquefois s’élever tout à fait au-dessus de leur condition servile. Ce sont des exceptions individuelles, qui n’en laissent pas moins ces pauvres parias dans une condition pire que celle à laquelle on les arrache, branches stériles détachées du tronc et jetées sur une côte lointaine, misérable peuple sans patrie et sans avenir.

En revanche, l’état de la race noire est moins cruel ici qu’aux États-Unis, du temps où l’esclavage y régnait sans conteste. Les familles de race pure étant, somme toute, assez rares, le préjugé contre les gens de couleur est loin d’être si tyrannique. Vous vous asseyez à la même table, vous prenez place au théâtre à côté d’eux. Les femmes de couleur, au lieu de se cacher honteusement, trônent, lorsqu’elles sont belles, au milieu d’un cercle d’admirateurs. La