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bonne société havanaise, et eux-mêmes parlent de leurs cousins créoles avec une arrogance souveraine. Bien peu de Cubans sont employés par le gouvernement espagnol ; toutes les places, jusqu’aux plus infimes, sont données à des étrangers qu’on envoie exploiter la province. Le capitaine-général lui-même est d’ordinaire un favori placé là pour faire sa fortune. On conçoit donc la colère, la haine aveugle des créoles. S’ils se jettent dans les bras de l’Amérique, ce n’est point par sympathie ni par ressemblance, mais pour abattre cet insolent drapeau espagnol qui n’est plus pour eux qu’un signe de sujétion. Si les Cubans souhaitaient en général le maintien de l’union américaine, c’est parce que l’Espagne souhaitait plutôt le succès des états du sud. Si l’abolition compte ici d’assez nombreux partisans, c’est que l’Espagne s’obstine à soutenir l’institution de l’esclavage, et qu’elle trouve dans la traite clandestine des noirs et dans la traite ouverte des Chinois et des Indiens de gros profits pour son gouvernement et ses émissaires. Chaque jour d’injustice et d’exaction rend donc plus inévitable cette incorporation américaine dont les fautes de l’Espagne pourront seules être accusées. De son côté, l’envahissante Amérique, une fois qu’elle aura mis la main sur cette terre admirable, ne la laissera pas échapper. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en afflige, on peut le prédire presque avec certitude : les États-Unis finiront un jour par prendre Cuba et le Mexique ; l’Espagne et l’Europe s’en mêleront peut-être, le dernier mot pourtant restera à l’Amérique, et cette civilisation, qu’on a pu croire perdue, continuera son œuvre extraordinaire dont Dieu seul sait la fin…

26 février.

Il est un lieu où j’aime à aller m’asseoir vers midi, à l’heure pesante du jour. Ce sont les bains del mar, piscines couvertes d’un hangar qui leur donne de l’ombre, et creusées dans le banc de corail qui forme en cet endroit le rivage. Les requins qui peuplent cette mer, qui croisent de préférence le long des plages habitées, rendent les bains impossibles en dehors de ces baignoires de pierre. La marée, qui ne s’élève ici que de quelques pouces, ne les submerge jamais entièrement. Chaque lame y refoule un flot qui s’y précipite par des rainures étroites taillées dans le roc. Lorsque les vagues sont hautes, elles couvrent le tout d’écume et de pluie salée ; mais par les journées calmes on peut s’asseoir, à l’ombre du hangar, au bord même des brisans limpides, et aspirer l’air frais qui sort des eaux. Surtout quand le vent souffle du sud, et que la ville entière est enveloppée d’une nuée de poussière brûlante, ce lieu laid, nu et vulgaire, a quelque chose de vraiment délicieux. En