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25 février.

J’ai revu hier don Juan P…, et j’ai passé plusieurs heures avec lui. Il m’a retenu à dîner sans cérémonie avec sa famille. Ce repas en plein air, dans une salle à manger sans fenêtres, avec la cour en arcades pour toute vue, un petit coin de ciel bleu à peine visible, et cependant abondance de lumière se jouant sur les fruits et les conserves dorées des tropiques, avait un goût du cru qui vous aurait donné comme à moi cette gourmandise qui est une des formes de la curiosité du voyageur. Si sobre que vous soyez vous-même, vous auriez voulu goûter de toutes les choses inconnues et excentriques, de la tortue de terre à peau verte, de la mélasse noire et rougeâtre comme la peau d’un nègre, de la confiture de coco à l’œuf et à la cannelle, et vous ne vous seriez pas arrêté plus que moi devant le gros cigare humide encore qui produit chez les novices une sorte d’ivresse nerveuse comme celle de l’opium. Le soir, au café de la Dominica, vous auriez tour à tour pompé la granizada, savouré le chocolat mousseux et parfumé ou le nectar soda semblable à du savon blanc. Tout cela fait partie de la couleur locale, et un pays parle à l’esprit par le goût comme par les yeux, les oreilles et les odeurs.

La famille de don Juan ne ressemble en rien au tableau que je vous ai fait des intérieurs créoles. C’est une famille simple, distinguée, où l’on sent l’influence toute française du maître de la maison, Cependant ses filles, qui savent à peu près toutes les langues, ignorent justement la nôtre, et c’est en anglais seulement que je puis m’entretenir avec elles. Lui-même, élevé en France jusqu’à l’âge de quatorze ans, il a toute la pétulance méridionale sans la gravité un peu lourde et un peu vide de l’Espagnol. Il n’y a pas l’ombre de pompe dans sa politesse ni d’affectation dans sa cordialité. Il possède une des plus belles plantations de l’île, où il emploie quatre cents noirs esclaves et je ne sais combien de travailleurs indiens. Ami indulgent de l’esclavage, puisqu’il en profite, il n’en est pas moins l’ennemi décidé de la traite des noirs, et là-dessus du moins nous pouvons nous entendre. On l’accuse d’appartenir au parti espagnol, et cependant vous lui entendez tenir des propos qui ne sentent pas un grand amour pour la domination abusive et corrompue de la métropole. « L’Espagne, dit-il, nous suce notre meilleur sang ; nous sommes pour elle une vache à lait ; » mais, bien qu’opposé au gouvernement actuel de la colonie, il n’est pas de ceux que leur haine pour le nom espagnol jetterait de bon cœur dans les bras des États-Unis.