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numéros différens pour la somme modeste d’un demi-doublon. On ne peut guère, avouez-le, s’en tirer à meilleur compte, ni faire au culte des faux dieux un sacrifice plus économe. Puisque le jeu est ici une religion nationale, il faut bien, par convenance pure, que je plie le genou devant le dieu Hasard, et que je dépose mon humble offrande aux pieds du gouvernement, son grand-prêtre, qui suivant l’usage immémorial, se nourrit de la viande des sacrifices. La loterie havanaise est le plus terrible instrument fiscal que jamais on ait inventé pour pomper et dévorer, sans qu’il y pense, toute la richesse d’un peuple. Prendre et reprendre des billets sans jamais se décourager est la grande émotion des Havanais, l’occupation qui remplit leur vie. Depuis le mendiant sans aveu jusqu’au propriétaire opulent de dix plantations et de vingt troupeaux de nègres, tout le monde a l’âme suspendue à un numéro de loterie, et l’imagination pleine de quines, de quaternes et de chiffres vus en rêve. C’est à cela qu’on pense en fumant son cigare ou en faisant sa sieste. Le fractionnement des billets en huitièmes, seizièmes et trente-deuxièmes met la tentation à la portée des plus petites bourses. Les commis, les petits marchands, les ouvriers blancs ou nègres, jettent dans ce gouffre sans fond leurs épargnes ou leurs salaires, et ils ne connaissent pas d’autre placement. Les familles riches comptent la loterie dans leurs dépenses ; les plus grandes maisons de banque et de commerce mettent régulièrement tous les mois une certaine somme à la loterie : peut-être est-ce un moyen de se concilier les bonnes grâces du pouvoir. Il n’est pas jusqu’aux étrangers établis dans le pays qui ne se conforment vite à l’usage universel. Les Américains surtout, accoutumés d’avance au jeu sous une autre forme, ont un goût très vif pour ces grands coups de dés. J’ai vu un habitant de New-York, enrichi l’an dernier dans la spéculation, qui, tout en faisant cet hiver un voyage de plaisir à l’île de Cuba, a mis tous les quinze jours 2,000 dollars à la loterie. On ne peut pas dire qu’on a goûté de la vie havanaise, si l’on n’a savouré l’espérance d’une fortune insensée et caché ensuite sous un sourire de bonne humeur le désappointement d’avoir perdu. Malheureusement j’ai l’imagination trop froide, trop septentrionale, trop bien équilibrée par le calcul des probabilités rationnelles, pour bâtir beaucoup de ces châteaux en Espagne. Mes deux seizièmes peuvent dormir en paix ; je les jette sans illusion dans la gueule du monstre, en voyageur consciencieux qui veut goûter un peu de tout.