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havanaise. Je cite encore pour mémoire les cafés où se presse tous les soirs une population oisive, bruyante, bavarde, en face d’un paquet de cigares, d’un charbon brûlant et d’une granizada de leche. Souvent le tapage des conversations est accru par un piano infernal, touché par deux mains de fer, qui jouent fortissimo quelques-uns des morceaux les plus bruyans de Verdi. Les Havanais, si mous et si nonchalant pendant le jour, aiment à être réveillés le soir par un vacarme a rompre les oreilles. Je vous parlerai une autrefois du paseo, des flâneries de la place d’Armes, qui est la place Saint-Marc de l’endroit, comme la Dominica en est le café Florian, et des voiturées de señoritas à tête nue à qui l’usage du pays interdit de mettre le pied par terre. Pour le moment, il faut que j’aille voir si je pourrai découvrir mes lettres dans le chaos de la poste de ce gouvernement barbare. Il paraît qu’il n’y a pas encore de convention postale entre Cuba et les États-Unis, de sorte que les lettres n’y parviennent que par bienveillance.

23 février.

Ce climat est délicieux en cette saison. Les brises de mer continuelles le maintiennent à une température aussi douce que celle de nos belles journées d’été. Les nuits sont fraîches, légères, radieuses et à peine humides. On raconte que la semaine dernière il y a eu sur les plantations de l’intérieur grésil et gelée, si bien qu’on a pu casser de la glace sur les étangs ; mais la ville est à l’abri de ces variations, d’ailleurs peu redoutables, quoique les Cubans fassent autant de bruit de leur demi-millimètre de glace que nous de cinq pieds de neige.

Je n’ai rien fait d’intéressant depuis hier. Il y a toujours, au moment où l’on arrive dans un pays étranger, une attente incertaine et une perte de temps involontaire qu’il ne faut pas reprocher au voyageur. On porte des lettres, on fait des connaissances, on attend les invitations et les conseils. Et puis la paresse est dans l’air, et le milieu de la journée, comme en Italie, n’est bon qu’à dormir. C’est le matin, au lever du soleil, que les naturels se promènent et travaillent. Le soir est réservé à une flânerie universelle : le théâtre, le paseo, la promenade en voiture, la musique à la place d’Armes, et l’éternel bavardage des cafés. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à une oisiveté absolue, c’est de se ménager une longue matinée en faisant la veille une provision de sommeil.

Mais je suis trop routinier pour fermer les yeux à volonté. Faisons donc une nouvelle promenade à travers la ville, au petit pas, cherchant l’ombre le long des murs, là où des toiles tendues de maison en maison ne protègent pas la chaussée. La place d’Armes