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vents. De larges portes ouvertes me montrent ici une vaste salle aux murs garnis de livres, de casiers, de grands bureaux d’acajou, là les appartemens de la famille, un grand salon meublé avec ce luxe douteux et ce goût médiocre qui sont propres aux intérieurs méridionaux. Quelques-unes de ces habitations, construites dans un vieux style espagnol massif, ont un grand air d’opulence et d’antiquité ; toutes rappellent en général la vie retirée et bourgeoise dont elles n’ont conservé que l’extérieur. La civilisation américaine s’est glissée déjà sous ces dehors surannés.

Entrez dans une de ces maisons vénérables qui semblent devoir être habitées par quelque riche marchand en large pelisse de soie ou en sévère costume de velours noir. Vous y trouvez un homme moderne, habillé à la mode de New-York, le plus souvent Allemand ou Yankee, ou, s’il est Espagnol pur sang, tellement américanisé qu’il a perdu l’originalité et pour ainsi dire le fumet de sa race. Les ruelles étroites, à fenêtres solidement grillées, bordées de lourds balcons en fer, portent au milieu de la chaussée la double empreinte du railroad-car américain. Il y a jusqu’à des omnibus avec un toit en forme de pagode chinoise, à la façon de New-York. Enfin la barbe blonde et l’épaisse botte ferrée du Yankee se rencontrent autant dans les rues que la tête maigre et noire et le classique soulier verni percé de l’Espagnol ; mais ce mélange extravagant de toutes les populations du globe est justement l’originalité de la Havane. Ici le Yankee bien connu, fraîchement débarqué des États-Unis, portant gauchement le poids de la chaleur ; là-bas l’aventurier allemand, que je devrais plutôt appeler aventureux, car c’est généralement un personnage intelligent et sympathique, au rebours des vilaines physionomies françaises qui traversent Cuba en route pour Vera-Cruz ; puis l’Espagnol à moustache fière avec sa tournure indélébile de grand seigneur déchu ; le mulâtre bouffi et ventru, tout de blanc habillé, vautré nonchalamment au fond de sa voiture de louage, tandis qu’entre son pantalon et sa bottine vernie paraît un morceau de sa jambe jaune et velue ; puis la négresse vêtue d’oripeaux éclatans, parée comme une figurante de théâtre, drapée dans une robe de cotonnade et dans une écharpe de mousseline brillante, jambes, bras et tête nus, — et toute une population d’ânes, de mulets, de petits chevaux pittoresquement bâtés et harnachés, de bœufs courbés sous le joug ; tout cela défile sous vos yeux tandis que vous roulez vous-même dans une de ces volantes, véhicules nationaux du pays, corricolos d’étrange sorte, dont le double timon, long de quinze pieds, emboîte un petit cheval nerveux monté par un postillon nègre aux haillons brillans. Le siège, abrité par une espèce de cabriolet écrasé,