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large de trois pieds, bordé de balcons qui se touchent, et percé de fenêtres qui se regardent en face, si bien qu’on peut se donner la main de l’une à l’autre et qu’il faut se résigner à n’avoir aucun secret pour ses voisins. Cette ouverture indiscrète donne peu de jour, point d’air ni de fraîcheur, mais une vapeur chaude, épaisse, un parfum délicieux de friture et de graillon, qui s’élève de la cuisine avec le tintamarre des voix criardes et le vacarme éclatant de la vaisselle entrechoquée. C’est au fond de cette basse-fosse qu’on nous a enfermés, en attendant qu’on nous donne le luxe d’une chambre à deux lits, au cinquième étage, avec de l’air, de la vue et de la lumière. Quant à obtenir chacun une chambre, il n’y faut seulement pas songer : la chambre à un lit est un raffinement de civilisation qui n’a pas encore pénétré jusqu’ici. Nous voilà loin de nos rêves voluptueux de hamacs balancés nonchalamment par une troupe d’esclaves silencieux et de sommeils langoureux rafraîchis par la brise des éventails doucement agités ! Nous ne sommes pas encore dans le pays des fées.

Et pourtant quel plaisir de voir briller le soleil, non pas ce soleil pâle et froid de nos latitudes, qui éclaire sans réchauffer, mais ce beau soleil des tropiques qui embrase et transfigure tout ce qu’il touche de ses rayons ! Quel brusque et merveilleux changement en cinq jours ! Comme me voilà loin de ce neigeux New-York, de sa boue, de ses pluies et de sa rade encombrée de glace à une lieue en mer ! J’en suis étonné, désorienté ; j’ai besoin de me remettre de l’éblouissement de cette lumière et de l’excitation de cette chaude et baignante atmosphère. C’est le ciel de Naples ou de Sicile en plein été, succédant tout à coup à l’âpreté d’un hiver de Russie. On y éprouve le même sentiment de bien-être que dans un bain de vapeur, avec le même besoin du far-niente physique et moral. A peine si j’ai le courage de penser et d’écrire : je voudrais pouvoir passer tout le jour les paupières à demi closes, à fumer la cigarette en me balançant sur ma chaise de cannes ; mais il faut d’abord que je vous raconte les cinq journées toujours semblables et toujours nouvelles pendant lesquelles le steamer Moro-Castle m’a balancé sur l’océan.

On se plaint souvent de la monotonie de la mer, et il est vrai que sous les mêmes latitudes une longue navigation n’est guère qu’un long ennui. Surtout dans cette morne saison, l’horizon gris ou d’un vert pâle, le ciel d’un bleu froid et cendré, les nuées grises et sales, çà et là un brouillard ou un orage noir, toutes ces tristesses vous font chercher dans la cabine et dans le peu de vie qui s’y retire un refuge contre la désolation de cette grande étendue sans couleur et sans expression ; mais quand on avance vers le sud,