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en évitant de donner à la force l’apparente sanction du droit par une négociation politique. Une fois la question posée dans ces termes, il ne s’agissait plus que de maintenir l’honneur de Venise, de garder une ferme attitude, et jusqu’au dernier moment Manin en imposait, tenait tête au peuple qui venait lui demander du pain. « Je viens d’entendre une voix dire : J’ai faim ! Que celui qui a faim s’avance ! Non, la faim n’est pas encore à Venise. » Ce n’était qu’un moyen de couvrir l’extrémité où on était tombé et de gagner le temps de traiter. Le 24 août, le gouvernement vénitien abdiquait et laissait le pouvoir à la municipalité, seule chargée de négocier l’entrée des Autrichiens de façon à préserver la ville le plus possible. Même après cette abdication des hommes du peuple passaient sous les fenêtres du dictateur de la veille et répétaient : « C’est là qu’est notre pauvre père ; il a tant souffert pour nous, que Dieu le bénisse ! » Le 27 août, Manin était parti avec quarante personnes exceptées de toute amnistie, et le drapeau autrichien flottait sur Venise, sur cette malheureuse ville demeurée pendant cinq mois le dernier et inviolable asile de la nationalité italienne.


III

Ce n’est pas sans dessein que je ravive ces scènes émouvantes où une population ingénieuse et virile se relève par l’éclat d’une résistance inattendue pour retomber encore une fois sous le joug ; elles éclairent toute une histoire, elles expliquent le silence qui a précédé et le silence qui a suivi ; elles ne laissent du moins aucun doute sur le sens moral, politique, de cette apparente soumission de la veille et du lendemain qui en aucun moment n’est une abdication. Un peuple qui peut à un jour donné trouver en lui-même de telles ressources d’héroïsme, de vigueur patriotique, de dévouement, n’est point assurément un peuple mort, ni même un peuple résigné à la servitude ; quand il se lève ainsi, c’est qu’il est bien vivant, et quand il retombe muet sous la main pesante du maître, il subit le fait selon le mot de Manin, mais il a interrompu pour jamais la prescription de son asservissement. D’un autre côté, une domination réduite à s’affirmer par de tels efforts, par de telles victoires, par de telles violences faites au sentiment national d’un pays, cette domination elle-même est bien près d’être morte ; elle reste frappée au cœur de la main défaillante du vaincu, elle est désormais sans avenir ; elle n’est plus simplement et ostensiblement pour tous que l’ennemi campé en terre conquise. C’est là en réalité l’histoire des rapports de l’Autriche et de la Vénétie depuis 1849, rapports difficiles, pleins de froissemens, d’oppressions