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Il connaissait en effet ce peuple un peu enfant, mais énergique ; c’est ce qui faisait sa force, c’est ce qui faisait de lui un dictateur né, et nul assurément ne représente mieux dans sa vraie mesure cette révolution originale avec son mélange de cultes traditionnels et de sentimens nouveaux, de patriotisme vénitien et d’aspirations italiennes, de sens pratique et d’abnégation exaltée, de mobilité populaire et de confiance, d’élévation morale et de familiarité. Il la représente si bien et il s’identifie si bien avec elle qu’on peut se demander en vérité si c’est la révolution qui fait l’homme ou si c’est l’homme qui imprime le sceau de son caractère à la révolution, en la conduisant pas à pas, en la dégageant heure par heure, jusqu’au jour où elle est définitivement victorieuse. Ce qu’il faut remarquer, c’est que dès le premier jour, le 22 mars à quatre heures et demie du soir, au milieu de l’effervescence universelle, Manin précise avec une sûreté singulière le sens politique de cette révolution, qui est assurément son œuvre. « Renverser l’ancien gouvernement, cela ne suffit pas, dit-il au peuple sur la place Saint-Marc ; il faut encore lui en substituer un autre… La république rappellera nos anciennes gloires et sera améliorée par les libertés modernes : non pas que nous entendions par là nous séparer de nos autres frères italiens ! bien au contraire, nous allons former un de ces centres qui serviront à la fusion graduelle, successive, de notre Italie chérie en un seul tout. »

Ce n’est pas que cette œuvre qu’on avait raison d’appeler prodigieuse fût aussi facile à consolider qu’à improviser dans un moment de défaillance de tous les pouvoirs en Europe. D’abord l’armée autrichienne humiliée, déroutée, réduite à se replier de toutes parts, gardait encore Mantoue et Vérone, où elle pouvait attendre quelque retour de fortune ; mais en outre la destinée même de cette révolution tenait évidemment à bien des choses : au degré de vitalité et de consistance, aux ressources que Venise trouverait dans son propre sein, à la destinée même des autres révolutions italiennes, où s’agitaient mille passions, mille intérêts contraires subitement mis en présence, enfin à l’état de l’Europe, dont la face venait de changer par un coup de foudre et pouvait changer encore. De là cette dramatique et émouvante histoire de quinze mois où Venise apparaît dans sa vie intérieure, dans son action commune avec l’Italie, dans ses rapports avec l’Europe, ardente au combat tant qu’elle peut compter sur un secours, ne se décourageant pas encore, même quand elle a cessé d’espérer, et alors s’enfermant dans ses lagunes comme dans une citadelle tristement promise par toutes les fatalités réunies à une chute inévitable. Quinze mois d’indépendance agitée, de vie à l’air libre, mais aussi de luttes,