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muette résignation n’était qu’une apparence sous laquelle s’agitait le vrai drame de la vie morale de ce peuple. Au fond, Venise a toujours gardé, avec le souvenir attendri de son indépendance perdue, l’espérance d’une réhabilitation. Elle voyait les habits blancs sillonner ses canaux et occuper ses places sans reconnaître des maîtres légitimes dans ces étrangers, dont elle se vengeait par la révolte des mœurs et de l’esprit, souvent par l’ironie populaire, et ce sentiment a pris d’autant plus de force durant cette période de 1815 à 1848, que, par un privilège singulier, les provinces vénitiennes subissaient plus que la Lombardie elle-même peut-être le fardeau de la domination allemande. Avec les Lombards, l’Autriche semblait garder encore quelques ménagemens comme avec de vieux sujets impériaux qu’elle craignait et qu’elle essayait de flatter tout à la fois. Pour les provinces vénitiennes, le joug était plus pesant. Les promesses de 1814 aboutissaient à de dures réalités. Les taxes étaient plus lourdes et particulièrement vexatoires. Venise était sacrifiée à sa rivale Trieste. Tous les intérêts économiques du pays étaient livrés aux Allemands de Vienne. La police des sbires renaissait au service de l’étranger, et après la disparition des bienfaits civils du régime français les lois autrichiennes elles-mêmes s’émoussaient dans une exécution discrétionnaire, dans les procédés d’une justice sans garantie et sans publicité. Était-ce un calcul de la part de l’Autriche pour fomenter les divisions et les rivalités entre Vénitiens et Lombards par la différence des traitemens ? Était-ce l’erreur d’une politique étroite et jalouse qui se hâtait de mettre le sceau impérial sur des possessions nouvelles ? L’erreur était étrange, le calcul a été singulièrement trompé. L’Autriche ne voyait pas qu’elle se faisait elle-même par ses excès l’auxiliaire de tout ce qu’elle voulait empêcher, qu’elle avait devant elle non plus une aristocratie ruinée et déchue, facile à satisfaire avec quelque maigre pension ou quelque titre de cour, mais une population tout entière, sensible, railleuse, spirituelle, froissée et formée de jour en jour à la haine de sa domination.

C’était cette Venise nouvelle dont je parlais. Seulement, — et c’est là ce qui a trompé l’Autriche, l’Europe, l’Italie elle-même quelquefois, — la Vénétie a gardé jusqu’au bout sa manière de ressentir la domination étrangère et de réagir contre la condition qui lui était infligée. Elle a protesté à sa façon, avec son caractère et avec son génie. Elle ne s’est pas donné la peine de conspirer, elle a toujours été peu accessible aux prédications de Mazzini, dont le nom était à peine connu au-delà de l’Adige. Les sociétés secrètes, si puissantes et si actives dans le reste de l’Italie, n’ont jamais fait que peu de prosélytes dans ces contrées, et n’ont séduit que quelques cœurs