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révolution française sur une trahison, sur le trafic d’un peuple ; il étouffait brutalement une indépendance, il tuait une république qui s’offrait à lui, qui n’avait qu’à se réformer pour vivre, et par une ironie de la force, après l’avoir désarmée, il lui disait de se défendre contre les nouveaux maîtres auxquels il la livrait. D’un autre côté, par un calcul d’ambition et dans son impatience d’en finir pour paraître en pacificateur aux yeux de la France, Napoléon ne s’apercevait pas qu’en signant le traité de Campo-Formio, contre les instructions plus prévoyantes du directoire, il laissait à l’Autriche plus qu’il ne lui retirait, qu’il lui créait une force bien autrement menaçante en la plaçant sur l’Adige, en lut abandonnant toutes ces provinces du Frioul, du Trevisan, du Vicentin, du Padouan, qui se reliaient à l’empire et formaient avec lui une masse compacte ; il ne prévoyait pas surtout, il ne pouvait pas prévoir qu’il laissait entre les mains de l’Autriche un titre de domination qu’elle a pu perdre un instant par la paix de Presbourg, mais qu’elle a fait revivre au jour de la liquidation générale des territoires en reprenant toutes ses possessions d’Italie, et qui a pesé pendant plus d’un demi-siècle sur la politique de la France. Et à quel moment ce jeune victorieux livrait-il ainsi Venise aux vieilles convoitises impériales ? Au moment même où il se présentait en libérateur au-delà des Alpes et où il faisait de la Lombardie une république.

Il est donc vrai, jusque dans cette dernière catastrophe comme dans le passé, une sorte de fatalité semble tenir séparées les destinées de Venise et de l’Italie. Lorsque l’Italie est submergée sous le flot des invasions étrangères incessamment renouvelées, Venise est indépendante et libre. Lorsque la Lombardie est à demi affranchie, c’est Venise qui tombe sous le joug étranger, qui ne compte plus que comme rançon dans les combinaisons de la politique européenne. Depuis soixante-dix ans, elle ne joue plus que ce rôle. Sait-on ce qui a vaincu cette fatalité et ce qui a le plus contribué à faire Venise italienne ? C’est justement cette catastrophe de 1797, source et mère de toutes les épreuves qui se sont succédé, principe d’une mystérieuse transformation morale qui suit son cours à travers les événemens. On pourrait dire que ce jour-là c’est le passé qui finit personnifié dans ce vieux doge, Lodovico Manin, qui s’évanouit au moment de prêter serment aux Autrichiens, et c’est l’avenir qui commence. C’est la vieille Venise des doges et du grand conseil qui est morte à Campo-Formio, et à sa place est née une Venise nouvelle rajeunie par l’esprit de nationalité et de démocratie.

Je ne veux pas dire que dès ce moment Venise ait cessé d’être ; Venise, que ses traditions aient été subitement déracinées, que les souvenirs de Saint-Marc aient perdu leur fascination et leur