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Quiberon. La convention célébrait avec pompe l’anniversaire du 9 thermidor. Les représentans siégeaient en costume ; des chœurs chantaient des hymnes de Chénier. Tallien fut le héros du jour ; il déclama un rapport emphatique. « L’Océan, disait-il, a tressailli à l’aspect de nos braves, armés par la vengeance, poursuivant au sein des flots qui les ont rejetés sous le glaive de la loi ce vil ramas des complices, des stipendiés de Pitt… Ils ont osé remettre les pieds sur la terre natale, la terre natale les a dévorés. » Le soir il y eut un banquet chez Tallien. Les députés marquans de tous les partis y assistèrent. Les montagnards s’assirent à côté des anciens girondins. Lanjuinais porta un toast aux « courageux représentans qui avaient abattu Robespierre, » Tallien aux « députés victimes de la terreur. » Le repas faillit se terminer par une dispute générale. La conversation s’engagea sur la politique, et, malgré toute sa présence d’esprit, Mme Tallien vit le moment où l’altercation allait dégénérer en violences. Alors elle se leva et porta ce toast dont M. Ponsard paraît s’être souvenu dans les derniers vers de son Lion amoureux : « A l’oubli des erreurs, au pardon des injures, à la réconciliation de tous les Français ! »

Le rôle de Tallien sous le directoire fut très effacé. Nommé membre de l’assemblée des cinq-cents, il essaya en vain d’y prendre une grande place. Ce n’était plus lui, c’était Barras qui occupait l’attention. Mme Tallien, qui s’empressa d’accourir aux brillantes fêtes du directeur, en fut une des merveilles. Elle apportait dans les salons du Luxembourg les mêmes grâces qui avaient fait son triomphe à la maison du Cours-la-Reine, et elle y retrouvait cette société mélangée du directoire qui l’enivrait d’hommages ; elle rencontrait de jeunes généraux dont l’élévation s’était faite en deux ans, des fournisseurs qui s’étaient scandaleusement enrichis par les spéculations et les rapines, des émigrés qui ambitionnaient de se rattacher au nouveau pouvoir, des femmes « coiffées et habillées à la grecque, suivant les modes de l’an 400 avant Jésus-Christ, tout en minaudant à la manière de 1798, la plus mauvaise de toutes, » des jeunes gens « présomptueux plus que la jeunesse ne l’est d’ordinaire, ignorans, parce que depuis six ou sept ans l’éducation était interrompue[1]. » Il est difficile de se faire une juste idée de la confusion bizarre qui régnait dans ce milieu. Toutes les fortunes étaient déplacées, toutes les convenances bannies. Le bouleversement quotidien des situations ressemblait à une loterie toujours ouverte, on eût dit que les temps de la rue Quincampoix étaient revenus. On agiotait sur tout, même sur le divorce. Le mariage, qui, suivant l’expression du projet de code civil, n’était considéré que « comme la nature en action, » était dépouillé de sa dignité et devenu l’objet d’une publique dérision. Quand le directoire faisait célébrer « la fête des époux » dans l’ancienne église Saint-Eustache ornée de rameaux et de guirlandes, cette cérémonie ridicule excitait les lazzis des femmes de la halle. Ce n’est pas avec une

  1. Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès.