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n’étaient pas rares alors. L’atmosphère de la révolution donnait une sorte de fièvre qui faisait braver tous les périls, et le mépris de la mort se respirait dans l’air.

Grâce à des intelligences avec le geôlier, la prisonnière trouva le moyen de faire parvenir à Tallien des billets et de recevoir les réponses ; mais Tallien avait inutilement essayé de la sauver, le moment fatal approchait. Le matin du 7 thermidor, le geôlier dit à la citoyenne Cabarrus qu’elle n’avait pas à prendre la peine de faire son lit pour le soir. Ce fut alors qu’elle écrivit à Tallien cette lettre justement célèbre : « L’administrateur de la police sort d’ici. Il est venu m’annoncer que demain je monterai au tribunal, c’est-à-dire sur l’échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j’ai fait cette nuit. Robespierre n’existait plus, et les prisons étaient ouvertes ; mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France pour le réaliser. »

Sans doute ce laconique billet augmenta l’énergie de Tallien, et lui donna de l’audace pour la lutte suprême. Il comprit que le seul moyen de sauver Terezia Cabarrus et de se sauver lui-même était de renverser Robespierre. Qui ne se rappelle les détails de la mémorable séance du 9 thermidor, la plus dramatique de toutes celles de la convention ? Les députés debout dès le matin, rendus à l’assemblée avant l’heure ordinaire, et parcourant les couloirs en tumulte ; Tallien, qui à l’une des portes de la salle encourage ses collègues et s’écrie quand Saint-Just se dirige vers la tribune : « C’est le moment, entrons ; » l’anxiété de tant d’hommes qui vont jouer leur tête, l’émotion des spectateurs de ce grand combat, le silence précurseur de l’orage, puis le discours menaçant de Saint-Just, la réplique de Tallien, l’hésitation des députés, les gradations de leur audace, leurs applaudissemens d’abord timides, un moment après enthousiastes, lorsque Tallien s’écrie : « Je demande que le voile soit déchiré, » lorsqu’au milieu des frémissemens de colère et de vengeance il prononce ces paroles qui tuent Robespierre : « J’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell, et je me suis armé d’un poignard pour lui percer le sein, si la convention n’avait pas le courage de le décréter d’accusation ! » Les imprécations retentissaient de toutes parts. « Ah ! qu’un tyran est dur à abattre ! » s’écriait Fréron. Enfin le décret de mise en accusation était rendu contre les deux Robespierre, Couthon, Saint-Just, Lebas. Ces hommes inspiraient encore une telle terreur que les huissiers de la chambre n’osaient pas se présenter pour les traduire à la barre. Le cri à la barre ! devint bientôt général. Les cinq accusés finirent par y descendre.

Malheureusement les hommes de thermidor n’étaient pas dignes de protester au nom de la conscience du genre humain. Ce qu’ils avaient reproché à Robespierre, c’était sa dictature bien plutôt que ses crimes. Les vainqueurs ne valaient guère mieux que les vaincus, il n’y avait entre eux que la différence du succès. Tallien, dont le nom était inscrit le troisième sur