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Terezia Cabarrus naquit à Saragosse en 1775. Son père était un Français de Bayonne établi en Espagne. Après avoir dirigé une fabrique près de Madrid, il s’occupa des finances espagnoles, et proposa une émission de bons royaux qui eut un véritable succès. Placé par le roi Charles III à la tête d’une banque d’état désignée sous le nom de banque de Saint-Charles, il fit instituer une compagnie pour le commerce des Philippines. Mlle Terezia Cabarrus passa son enfance tantôt à Madrid, tantôt dans le domaine de Caravanchel, qui appartient maintenant à Mme la comtesse de Montijo. Elle vint à Paris pour y terminer son éducation, et fut confiée aux soins d’un ami de son père, M. de Boisgeloup. Dès son apparition dans la société parisienne, elle fit admirer de tous sa grâce et sa beauté. Un homme beaucoup plus âgé qu’elle, mais bien placé par sa fortune, le marquis de Fontenay, ancien conseiller au parlement de Bordeaux, la demanda en mariage et fut agréé. Elle n’avait alors que seize ans. Les fêtes du château de Fontenay ne tardèrent pas à devenir célèbres. La jeune et séduisante marquise commençait avec éclat sa vie de femme à la mode. C’était l’âge d’or de la révolution, une heure singulièrement animée et brillante dans l’histoire des salons français. Des intelligences d’élite se réunissaient dans le désir du bien, on se croyait à l’aurore de la liberté. Les idées les plus généreuses étaient à l’ordre du jour, et les plus nobles illusions remplissaient toutes les âmes. Ces beaux songes devaient avoir un terrible réveil. Vers la fin de 1793, Mme de Fontenay voulut chercher avec son mari un refuge en Espagne ; mais au moment où ils allaient s’embarquer, ils furent arrêtés comme suspects et emprisonnés à Bordeaux.

Cette ville était alors sous le joug de Tallien, qui depuis le mois d’octobre 1793 y avait établi le régime de la terreur. Il écrivait à la convention : « Le désarmement s’exécute avec un zèle incroyable. Il donnera des armes superbes et en grande quantité à nos chers sans-culottes. Il y a des fusils garnis en or. L’or ira à la Monnaie, les fusils aux volontaires, et les fédéralistes à la guillotine. » Le jeune proconsul (il n’était âgé que de vingt-quatre ans) avait installé l’échafaud sous les fenêtres de son hôtel. « Cette guillotine, a dit M. Michelet, lui fut d’un excellent rapport. Tout est commerce à Bordeaux, Tallien commerça de la vie. » Fils d’un maître d’hôtel du marquis de Bercy, il était devenu député de Versailles après avoir été successivement prote d’imprimerie dans les bureaux du Moniteur, secrétaire de M. Alexandre de Lameth, rédacteur du Journal des Sans-Culottes et de l’Ami des citoyens, membre et greffier de la commune. Il s’était fait remarquer dans la journée du 10 août et surtout lors des massacres de septembre. Il avait entrepris à la tribune l’apologie de ces meurtres organisés, et se plaisait à répéter que les arbres de la liberté avaient besoin d’être arrosés de sang. Pendant le procès de Louis XVI, il avait trouvé le moyen d’indisposer par la violence de son langage la convention elle-même. Elle venait de décréter la libre communication du roi et de sa famille. « Vous aurez beau l’ordonner,..s’écriait Tallien à la tribune, si la