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L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

de « saints du dernier jour, » qui se multiplient encore en Angleterre et aux États-Unis, que sont-elles à leur manière, si ce n’est un reste du vieil esprit, un fruit direct de l’Apocalypse chez un parti de millénaires attardés, gardant en plein XIXe siècle les espérances qui firent la consolation des premiers croyans ?

Entre toutes les utopies qu’ont fait naître ces appels à une forme nouvelle de l’humanité devant mettre le sceau aux figures et aux prophéties, la plus originale sans contredit a été la tentative de la secte religieuse et monastique qui, au XIIIe siècle, prétendit réformer l’église et le monde, et inscrivit hardiment sur son drapeau Évangile éternel. Le mauvais succès de cette tentative et les rigueurs dont elle fut l’objet ont détruit les monumens qui nous l’eussent directement fait connaître. Il faut aujourd’hui la plus minutieuse enquête pour retrouver la trace de ces hardies nouveautés, et plus d’une fois, dans l’étude qu’on va lire, nous devrons nous rapprocher des formes reçues dans les recueils d’érudition. Mais il s’agit d’un des faits les plus extraordinaires du plus grand siècle du moyen âge ; rien ne doit paraître fastidieux ou puéril quand on recueille le souvenir de ceux qui ont aimé l’humanité et souffert en croyant la servir.


I. — JOACHIM DE FLORE.

Un nom à demi légendaire brille en tête de la doctrine de l’Évangile éternel. Vers la fin du XIIe siècle et dans les premières années du XIIIe vécut en Calabre un saint abbé de l’ordre de Cîteaux, nommé Joachim[1]. Placé sur les confins de l’église grecque et de l’église latine, il vit avec une rare clairvoyance l’état général de la chrétienté. Le monde entier le reconnut pour prophète ; un ordre nouveau, celui de Flore, tira son nom du lieu, voisin de Cosence, où il se retira. L’étroite et soupçonneuse théologie scolastique, qui devait bientôt dessécher tous les bons germes que le siècle portait en son sein, n’était pas encore dominante. La doctrine de Joachim ne fut jamais attaquée de son vivant. Il fut fort honoré des papes Lucius III et Clément III. On convenait généralement qu’il avait reçu, pour expliquer les oracles obscurs contenus dans les livres saints, des lumières surnaturelles et une assistance spéciale.

Doué d’une imagination ardente, le Calabrais enthousiaste conçut dans ses rapports fréquens avec l’église grecque, gardienne plus fidèle de l’ancienne discipline, et peut-être avec quelque branche de l’église cathare, une grande aversion contre l’organisation de

  1. Voir sa vie dans les Bollandistes, Acta SS. Maii, t. VII, p. 93 et suiv.