Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/984

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à laquelle appartient le pouvoir. Dans cette ville de 90,000 âmes, à peine compte-t-on 600 Européens, et malgré cette formidable disproportion, malgré l’absence presque complète de précautions, jamais ils n’ont eu l’ombre d’une inquiétude sur leur sécurité. Je ne crois pas que l’on puisse faire un plus bel éloge du mode de gouvernement suivi, car il ne faut pas oublier que cet ordre n’a pas été troublé lors de la grande insurrection de l’Inde en 1857, quoique l’île renfermât des milliers d’Indiens de Madras ou de Calcutta appartenant aux castes révoltées. De même, bien que les Chinois représentent les deux tiers de la population de Singapore, aucun d’eux ne broncha pendant les deux guerres de la Grande-Bretagne et de la Chine. Ils ont besoin d’être surveillés néanmoins, ainsi que l’on en eut la preuve en 1854, dans une sorte d’émeute ou plutôt de lutte intestine entre deux des plus importantes de leurs congrégations, laquelle ne dura pas moins de trois semaines; pendant tout ce temps, les affaires durent être suspendues. La surveillance heureusement est assez facile en raison de la variété des races en présence et de leur peu de sympathie réciproque, chacune d’elles ayant son quartier, sa langue, sa religion, ses chefs et jusqu’à ses attributions distinctes. Ainsi les Malais seront marins, pêcheurs ou domestiques, les Malabars cochers ou blanchisseurs, les Chinois agriculteurs, marchands et ouvriers de toutes professions. La confiance dont certains de ces derniers sont l’objet est même si grande qu’on leur voit remplir les fonctions de caissier dans la plupart des maisons de commerce européennes, honneur que leur vaut surtout, il faut le dire, leur tact infaillible à dépister les pièces fausses, abondamment répandues dans le pays.

La colonie a réussi à concilier la franchise absolue de son port, l’entière liberté de son commerce et de son industrie avec la nécessité de pourvoir aux dépenses administratives, sans rien mettre de cette charge au compte de la métropole, et elle a résolu ce difficile problème en n’imposant en quelque sorte que les vices de la population. Ce système pourtant a été vivement critiqué; aussi importe-t-il d’autant plus de ne pas le passer sous silence, que nous retrouverons bientôt les mêmes questions, également attaquées et défendues, dans notre nouvel établissement de Cochinchine. Oui, sans doute, l’opium est un poison dont on ne peut que déplorer l’usage chez la plupart des races de l’extrême Orient; mais il y a lieu de croire que les effets en ont été exagérés, peut-être de bonne foi, pour venir à l’appui d’une philanthropie plus généreuse que pratique. S’est-on demandé d’abord s’il était possible de couper le mal dans sa racine, et si cette funeste manie n’était pas trop passée à l’état endémique pour qu’on pût la combattre autrement qu’en em-