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12 juin, Anjer (île de Java).

Il est des relâches dont le souvenir occupe une place à part dans l’esprit des marins, et je ne parle pas tant des grands ports de départ ou d’arrivée que de certaines haltes sur la route, parfois à peine entrevues. Anjer est du nombre. Ce n’est point un de ces grands caravansérails maritimes dont les noms sont dans toutes les bouches; c’est simplement un modeste village malais, blotti sous la verdure et baigné par les flots du détroit de la Sonde. Peu de navires cependant passent devant sans s’y arrêter, ne fût-ce que quelques heures, pour reprendre haleine après la longue traversée qui les a amenés à Java-Head. C’est l’auberge gaie et riante qui marque la dernière étape, après laquelle le voyageur pourra chercher à l’horizon la fumée de la ville prochaine. Derrière lui, les mers australes, qu’il a battues quarante jours, étendent à l’infini leurs solitudes désolées; devant, c’est la mer des passages qu’il va falloir affronter, — redoutable cimetière sous-marin où chaque écueil porte le nom d’un naufrage. Ici, c’est le repos de l’heure présente entre les fatigues de la veille et les soucis du lendemain. A peine l’ancre a-t-elle mordu le fond, que le navire est entouré de pros chargés de fruits, de volailles et de légumes, offrant à l’envi leurs services; mais c’est à terre que chacun a hâte de se rendre, pour mettre à profit les courts momens de la relâche. La population européenne, c’est-à-dire hollandaise, s’y composait lors de notre passage de six personnes, qui, ne venant pas comme nous de la mer, ne parurent s’associer que de loin à notre enthousiasme. C’était le capitaine de port, le maître de poste et sa femme, un docteur, un officier chargé du fort et l’agent du télégraphe. Nous les trouvâmes le soir réunis sur la terrasse de l’hôtel de la poste, grande maison blanche à fière prestance, qui se carrait à l’extrémité d’une belle allée d’orangers. Sauf le maître du logis, que son embonpoint rendait digne de rivaliser avec les aubergistes du siècle dernier, tous avaient plus ou moins le teint blême et terreux des anémiques, et l’on se serait fait une triste idée du joyau colonial de l’Inde néerlandaise, s’il eût fallu en juger par la mine ou par les discours de nos exilés; mais nous ne prêtions qu’une oreille distraite à leurs doléances : l’orage, qui montait depuis le coucher du soleil, venait d’éclater, et nous écoutions avec un ravissement que tout marin comprendra le bruit des larges gouttes de pluie tombant sur l’épais feuillage du jardin.

Quam juvat immites ventos audire cubantem!


s’écrie l’habitant de notre Europe : au lieu d’enfouir son égoïste au