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des papiers de forme diverse, surchargés de chiffres, symbole effrayant d’une cruelle catastrophe. On aurait dit que le vaisseau qui porte l’Angleterre et sa fortune s’était entrouvert avec un effroyable craquement, et que la masse des naufragés se précipitait sur les débris en cherchant des moyens de sauvetage.

Jamais le souvenir de cette convulsion ne s’effacera de la mémoire de Londres. La date du noir vendredi (the black friday) y restera gravée ; ce jour a semé la détresse et l’épouvante, ce jour a semblé faire retentir le signal de la ruine universelle ; personne n’était plus sûr de personne, ni de lui-même, du moment où l’on avait appris que la grande maison d’escompte Overend, Gurney et C° avait fermé ses portes la veille à deux heures et demie de l’après-midi et s’était déclarée insolvable. C’est par centaines de millions qu’il fallait compter les engagemens du géant financier dont la chute faisait trembler le sol. La liquidation d’une partie du commerce du monde se concentre en Angleterre ; la liquidation du commerce de l’Angleterre se concentre dans la Cité, et la maison Overend, Gurney et C° tenait un des premiers rangs au milieu du petit nombre d’établissemens entre les mains desquels se concentre la liquidation du commerce de la Cité. Elle possédait de longue date un large crédit, elle disposait de valeurs énormes, une renommée plus qu’européenne avait multiplié le nombre de ses cliens et accru le chiffre des dépôts qui lui étaient confiés pour une somme de plus de 200 millions : aussi le fatal vendredi qui a éclairé ce désastre conserve-t-il dans le langage populaire le nom d’Overend-friday.

On ne saurait dépeindre la terreur répandue par la sinistre nouvelle. Des feuilles innombrables l’avaient portée dans tout Londres et dans la province ; dès le jeudi soir et le vendredi matin, un run[1] colossal précipita aussitôt sur les banques et les établissemens d’escompte la masse consternée des déposans et des cliens. Pour satisfaire les uns, il fallait restreindre les crédits sur lesquel les autres comptaient, et la crise se déclara avec une rapidité et avec une violence inconnues jusqu’alors. Les embarras de l’English joint-stock Bank avaient mal disposé les esprits ; la liquidation de l’Imperial mercantile credit Association enlevait de précieuses ressources à des maisons considérables, lorsque vint la cessation des paiemens d’Overend, Gurney et C°’. Aussi dans la journée même du vendredi 11 mai reçut-on l’avis de la suspension des paiemens de MM. Morton Peto et Betts, les grands entrepreneurs de chemins de fer, dont les engagemens montaient à 100 millions de francs. Le bilan promettait cependant une liquidation favorable : de bonnes

  1. Nom technique donné à l’espèce de course des créanciers qui réclament le paiement de leurs titres.